Témoignage-Hommage à Françoise Tétard

fraternel hommage à Françoise Tétard, historienne

notre chère amie et collègue du CNRS, décédée soudainement le 29 septembre 2010, a accompagné de nombreux chercheurs et militants (dont j’ai fait partie) qui oeuvraient dans le champ “Jeunesse, Loisirs et Éducation populaire” et elle a valorisé nos travaux de recherche en leur donnant une perspective historique, en explicitant leur contexte socio-politique, et en les archivant [1].


Avant de témoigner concrètement de ces dettes dont je me sens redevable à son égard, je voudrais signaler brièvement ce qui me semble constituer ses qualités humaines et scientifiques les plus fécondes pour la production de connaissances socio-historiques – quitte à redire ce que d’autres intervenants ont déjà pu exprimer ou exprimeront au cours de cette journée.

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1 – Son statut d’Ingénieur [2] au CNRS lui a permis d’accomplir de nombreuses opérations de valorisation et d’accompagnement de la recherche qu’elle n’aurait sans doute pas pu réaliser avec le statut de chercheur dans cet organisme, où la division statutaire du travail était rigide et hiérarchisée, voire élitiste, du moins au début de sa carrière, avec interdiction faite aux chercheurs de « s’égarer » ou de « s’abaisser » à ces tâches réputées alors subalternes …

… et pourtant elle a accompli elle-même de nombreux travaux de recherche stricto sensu sur l’éducation populaire, l’éducation spécialisée, la jeunesse et le monde associatif – comme en témoigne son abondante bibliographie (à rendre jaloux de nombreux chercheurs) et comme le montreront plusieurs témoignages au cours de cette journée.

Contrairement à ce que j’ai bien connu en sociologie au CNRS, notamment en tant que syndicaliste intercatégoriel, ce statut hybride d’ « ITA-chercheur » (I.T.A. = Ingénieurs- Techniciens- Administratifs) ne semblait pas s’accompagner chez Françoise d’un quelconque complexe d’infériorité et de jalousie envers les chercheurs ou enseignants-chercheurs enfermés dans leur statut spécifique, réputé privilégié (voir cependant la note 2 en bas de page).

2 – La liberté et l’autonomie qu’elle a conquises dans le choix de ses domaines de recherche et d’intervention lui ont permis de couvrir plusieurs thèmes de réflexion qui transcendent ou transgressent le découpage administratif des unités de recherche et de leurs institutions de rattachement …

… parmi lesquelles institutions, outre ses propres laboratoires de rattachement successifs, on peut signaler sa participation active à des sociétés savantes, à des Comités d’histoire et/ou d’archivage dépendant de ministères (pour alimenter la connaissance des politiques publiques dans ces domaines d’intervention), ou à des associations loi 1901 dédiées notamment à l’histoire de l’éducation spécialisée, des mouvements de jeunesse et d’éducation populaire, du mouvement associatif en général – avec le souci permanent de rassembler et sauvegarder en archives le plus possible de documents de statut privé associatif ou personnel, et de statut public ou semi-public : archives de chercheurs et de militants, d’administratifs et de documentalistes, sauvées du pilon pour constituer les matériaux de notre mémoire collective.

… et pourtant la cohérence de cette diversité thématique est manifeste, de même que la plus-value cognitive produite par la complémentarité des approches, thèmes et « terrains » – comme l’illustre bien le programme lui-même de cette journée, avec son découpage des témoignages successifs intitulés « du côté de … » (… la jeunesse, les archives, l’éducation populaire, la Jeunesse et les Sports, la démocratie locale, les loisirs) …

… et pourtant Françoise est toujours restée fidèle à sa formation initiale d’historienne, mais elle savait partager sa passion des sujets traités avec des chercheurs d’autres disciplines (comme Vincent Peyre et moi-même, entre autres, en avons fait l’heureuse expérience en tant que sociologues).


3 – Son dynamisme et sa force de conviction, joints à son souci permanent de diffuser la connaissance et les analyses au public le plus large, l’ont amenée à créer ou à animer des événements de type journées d’études, colloques, des structures de type comités, ateliers, séminaires, puis à assurer la diffusion de leurs travaux et débats sous forme de publications collectives – comme ce fut le cas dans le dernier en date atelier-séminaire « penser le loisir au XXème siècle », opération qui s’est déroulée de mars 2006 à juin 2008, avec accent mis sur la déconstruction-reconstruction critique des outils conceptuels utilisés tant dans les pratiques de loisirs que dans les représentations et théories, discours et conceptions, et problématiques, se rattachant à ce fait social.


4 – Malgré la polysémie de ces termes, qui risque d’évoquer un humour douteux, je n’hésite pas à qualifier Françoise d’entraîneuse, mais surtout pas de mandarine. Elle a toujours su s’entourer de fidèles compagnons et compagnes, motivés comme elle, tels les trois collègues qui ont récemment appelé à la publication des travaux de l’atelier « Loisirs » qu’elle codirigeait (2006-2008) – Laurent Besse, Pascale Goetschel, Christophe Granger – et tous ceux et celles qui ont participé à l’organisation de la présente commémoration, notamment Pierre Moulinier et les modérateurs des séances.

Son mode de fonctionnement préféré, me semble-t-il, était le réseau ou, plus précisément, la constellation de réseaux – dans laquelle il m’arrivait de me perdre, en son absence, jusqu’à ce que je pressente sa présence discrète et rassurante. Et, étant donné qu’elle semblait jusqu’à un passé récent allergique aux nouvelles technologies de communication, les NTIC avec leurs courriels, leurs sites Web et leurs fameux soi-disant « réseaux sociaux » – pourtant si pratiques si on n’en n’abuse pas – elle aimait correspondre par le téléphone et par de longues lettres manuscrites, messages on ne peut plus personnalisés par où s’exprimait si bien ce lien social fait d’affection et de connivence, de fraternité … qui était précisément le fil rouge sous-jacent de toute son activité d’historienne engagée.

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Quelques témoignages personnels significatifs des interventions

d’accompagnement et de valorisation de Françoise


Je ne saurais dire exactement de quand datent nos premières rencontres, ni quel en fut le prétexte initial. C’est probablement le 12 octobre 1984, à l’occasion d’une séance de séminaire consacrée à l’histoire du Groupe des Sciences Sociales de la Jeunesse (GSSJ, 1963-1969) qu’elle avait pris l’initiative d’organiser dans le cadre du séminaire du réseau Jeunesses et Sociétés, auquel nous appartenions tous les deux.

Fondé en 1982-83 et animé alors par les sociologues Gérard Mauger et Jean-Charles Lagrée, et localisé à l’Iresco (Insitut de Recherche sur les Sociétés Contemporaines, institut propre du CNRS, Paris), on peut considérer ce réseau Jeunesses et Sociétés comme une résurgence sans filiation directe de l’ancien Groupe des Sciences Sociales de la Jeunesse, à quelque vingt ans de distance – incluant la coupure historique et épistémologique des événements de Mai 68.

Cette séance mémorable du 12-10-1984 eut lieu en présence des deux cofondateurs de l’ancien GSSJ, Nicole Abboud et moi-même, et de plusieurs de ses anciens membres importants, Claude Dufrasne, Monique Haicault, Jean Hassenforder, et Vincent Peyre, ici présent. Elle a été décrite et publiée par Françoise elle-même dans un chapitre d’un ouvrage collectif publié seulement sept ans plus tard, sous la direction d’Alain Vulbeau, dans l’ouvrage collectif intitulé :

La jeunesse comme ressource. Expérimentations et expériences dans l’espace public, Toulouse, éds. Erès, coll. Questions vives sur la banlieue, février 2001, 232 pages,

et le chapître de Françoise, pages 17-38 (cliquer ici pour accéder au texte intégral), était intitulé :

Le Groupe des sciences sociales de la jeunesse (1963-1969) : une aventure théorique ? [3]

Françoise, qui évidemment vu son jeune âge n’avait pas participé à l’ancien GSSJ, manifestait ainsi sa curiosité d’historienne pour rencontrer ensemble et faire parler en direct les principaux membres de l’ancien réseau dont beaucoup n’appartenaient plus au nouveau.

Laissons-la nous dire elle-même ce qu’elle a pensé de cette séance de remémoration collective :


« Ce fut un moment intense, tant historique qu’épistémologique. Après le récit circonstancié de la constitution et du fonctionnement du groupe, sont venus les témoignages de chacun, plus nuancés, puis les notes d’ambiance, les atmosphères. Il fallut accepter de se souvenir, redonner corps aux discussions d’autrefois, se soumettre au jeu et à l’affect de la mémoire. Ainsi ont été confrontées, à vingt ans de distance, des pratiques de terrain, des méthodes, des problématiques. Mais assez vite dans le débat, les différentes générations présentes ont fusionné dans une réflexion commune qui portait en fait sur la pertinence de la sociologie de la jeunesse en tant que catégorie de recherche.

« Ce retour théorique m’est apparu ce jour-là surprenant ; tout se passait en effet comme si la distance chronologique qui séparait les deux groupes n’était pas perceptible ou comme si la pensée du chercheur restait arrimée à un présent immédiat, dans une a-historicité de bon aloi. Est-ce la difficulté de se placer dans un temps passé, tout particulièrement quand on se sent toujours acteur ? Est-ce la difficulté pour des chercheurs d’admettre qu’ils font eux aussi partie de l’histoire ? Il est vrai que, lorsque des réflexions s’instituent sur l’histoire de chaque discipline, elles sont très souvent portées par les chercheurs de la discipline elle-même, ce qui réduit considérablement la distance que tout chercheur doit maintenir vis-à-vis de son objet d’étude. Les concepts, les théorisations, même en sociologie, ne sont pas statiques ; ils appartiennent à une période, ils sont inscrits dans un mouvement, ils ont une épaisseur chronologique. » [4]


Et la conclusion de ce texte de Françoise était on ne peut plus flatteuse, un peu trop à mon avis :

« Le GSSJ fut un moment court, mais intense. Des chercheurs s’y sont personnellement impliqués, et si le groupe a laissé peu d’échos officiels de son existence, il a contribué à maintenir un solide tissu relationnel. […] Les chercheurs des années 1960 ont fait du GSSJ un espace intermittent de croisements théoriques, ils n’en ont pas fait un instrument de controverse durable. Le fallait-il ? Un hypothétique « Institut des sciences sociales de la jeunesse » a été évoqué à quelques reprises, mais il n’a jamais vu le jour, il n’y eut même pas l’embryon d’un préprojet. Pourtant, l’occasion était belle et la situation favorable ! C’est donc plutôt l’impression d’un épisode ponctuel, bien que militant, qui semble dominer dans cette histoire et qui reste dans les mémoires.

« Ce fut une aventure, une aventure « théorique » !


Outre le fait, réconfortant, que Françoise rappelait ainsi à notre communauté de sociologues que nous avions bel et bien existé et créé une structure informelle semi-clandestine et semi-marginale d’échanges coopératifs non hiérarchisés autour du thème de « la jeunesse » [5],

j’espère faire comprendre par ce témoignage combien ce genre d’intervention a été bénéfique pour tous ceux-celles qui ont eu le privilège de la rencontrer dans leur parcours de recherche …


En ce qui me concerne, elle a contribué à faire mûrir ma réflexion épistémologique et théorique, et m’a amené à participer à plusieurs groupes, associations, comités, ateliers, séminaires, débats, journées d’études, colloques – tous branchés sur les thèmes de la jeunesse et des loisirs et/ou de l’éducation populaire ou du mouvement associatif en général, bien que ces thèmes n’étaient plus depuis longtemps mes thèmes de recherche sociologique mais parce qu’ils évoquent aussi des appartenances associatives et militantes et des pratiques sociales et politiques de ma longue existence personnelle, extra-professionnelle.


D’après ce qu’en dit Françoise, qui avait certainement une mémoire des dates mieux organisée que la mienne, c’est à la suite de cette séance d’octobre 1984 que j’aurais procédé au dépôt à son domicile de mes plus anciennes archives personnelles (antérieures à ma nouvelle enquête de 1964 sur le processus de « maturation sociale » des jeunes en milieu urbain) :

– ayant donc appris que j’avais été cofondateur du GSSJ, avec Nicole Abboud en 1963, et que j’avais auparavant exploré depuis 1957 le problème des équipements de loisirs pour adolescents et « jeunes-adultes », à partir d’une petite enquête sans prétention sur la vie sociale spontanée de 56 enfants âgés de 13 à 25 ans et habitant avec leurs parents dans trois groupes d’habitation de taille moyenne (ancêtres des « grands ensembles »), et sur leurs « besoins et aspirations en matière d’équipements socioculturels », ainsi que sur les conceptions et attentes de leurs parents dans ce domaine,

– sachant probablement déjà que les résultats et conclusions pragmatiques de cette enquête (d’ailleurs publiés en 1961 par l’association des anciens stagiaires d’Éducation populaire du Haut Commissariat à la Jeunesse et aux Sports) avaient connu un certain retentissement dans le milieu associatif et auprès de certains pouvoirs publics, et apprenant que j’avais à ce titre participé à plusieurs commisions thématiques du Commissariat Général au Plan, où je représentais mon directeur de recherche (Paul-Henri Chombart de Lauwe) pour donner un avis d’expert soi-disant « scientifique » sur divers problèmes de planification d’équipements sociaux tels que logement des jeunes travailleurs et étudiants, et équipements socio-culturels de proximité résidentielle pour les jeunes [6],

– et apprenant que j’étais disposé à me débarrasser de tous mes cartons d’anciennes archives personnelles puisque j’avais décidé de clore cette étape de recherche empirique pour me consacrer à des thèmes d’ordre plus explicitement théorique (tels que : paradigmes fondamentaux en macro-sociologie et psychosociologie) voire épistémologique (tels que : paradigmes et outils pour les analyses sociologiques des discours, pour la pensée complexe, …),

Françoise, à mon grand soulagement, s’est aussitôt portée avec enthousiasme acquéreure de ces archives de « petit commissaire de base » – qui pouvaient compléter utilement sa documentation pour ses recherches en cours sur les politiques publiques en direction de la jeunesse.

Je sais, pour l’avoir vu, qu’elle avait aussitôt répertorié et classé ces dossiers sur quelques mètres linéaires de son salon – et je l’ai entendu dire que cela représentait pour l’historienne qu’elle était un modèle précieux de source documentaire sur une étape du processus de décision politico-administrative qui reste souvent obscure ou méconnue.


Au-delà de l’intérêt anecdotique de cette transmission d’archives, ce fut pour moi l’occasion de prendre conscience de ce rôle, disons « technocratique », que j’avais endossé pour mon patron sans trop de scrupules ni du wébérien que j’ai toujours été (réticence à passer de l’observation, registre à prétention scientifique, à la posture normative, registre socio-politique) ni du militant autogestionnaire que j’étais alors, revendiquant le « contrôle populaire » sur toutes décisions concernant tel ou tel segment de la société civile …


On voit ainsi s’esquisser une fonction bénéfique pour moi de ce dépôt d’archives et de leur exploitation objectivante au prisme de l’histoire contemporaine : Françoise, malgré elle sans doute et peut-être à son insu, m’aidait à prendre mes distances avec ma subjectivité, à me détacher de mon implication, et à me percevoir différemment.

Ne peut-on pas appeler cela une « fonction Miroir » ?


J’ai eu plus tard d’autres occasions de pouvoir ainsi transformer mon regard sur mes propres activités de recherche passées, grâce à des retours sur archives personnelles – que ce soit encore avec Françoise personnellement ou par son intermédiaire avec des membres de ses réseaux.

Mathias Gardet, notamment, a récemment pris en dépôt à l’Université Paris-8 toutes mes archives concernant une grande enquête inachevée, réalisée en 1964, sur « le processus de ‘maturation sociale’ de l’adolescence à l’âge adulte en milieu urbain contemporain », en contrepartie de ma participation à son séminaire d’histoire au département de l’Éducation.

Dans ce cas, où 40 ans séparent la réalisation de l’enquête et sa relecture ou « analyse secondaire » par des étudiants (qui plus est forment un public assez hétérogène culturellement), une autre fonction s’ajoute à cet « effet Miroir » : c’est l’explicitation, rendue évidente par la mise à distance temporelle, de l’importance du contexte socio- historique pour toute analyse et interprétation rétrospectives d’observations et entretiens d’enquête d’une « autre époque ». En 1964 par exemple, les jeunes étaient rarement bacheliers, rarement chômeurs, rarement motorisés, mineurs et non électeurs jusqu’à 21 ans, les garçons étaient soumis à l’obligation du service militaire, les filles n’avaient pas accès à la pilule contraceptive, les ordinateurs et jeux vidéo et lecteurs MP3 n’existaient pas, les téléphones portables non plus, les quartiers de banlieue étaient certes déjà socialement ségrégés mais ethno-culturellement plus homogènes, on n’entendait pas parler de trafics de drogues et de « business », ni de voitures qui flambent, dans les quartiers ouvriers, lesquels n’étaient d’ailleurs pas aussi stigmatisés que certaines banlieues actuelles de relégation sociale, etc… etc…

D’où la prise de conscience que ce contexte est rarement intégré dans les problématiques des enquêtes des sociologues – même lorsqu’il est évoqué en implicite, comme « allant de soi » sur le moment présent.

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Je vais maintenant terminer ici mon témoignage en évoquant une très récente invitation que Françoise m’a adressée de participer à une semaine de débats organisée fin novembre 2009 « sur les pas des blousons noirs » au Centre d’animation La Jonquière, dans le 17ème arrondissement de Paris, cogéré par les MJC et la Ville de Paris.

Cette manifestation clôturait le travail d’un collectif sur une année, lancé à l’initiative de Françoise Tétard et de Stéphane Emin, pour collecter des informations sur l’histoire des blousons noirs, notamment dans le quartier des Batignolles de cet arrondissement et au-delà, et sur la vie quotidienne et les exploits de ces bandes de jeunes qui ont marqué l’actualité médiatique depuis les événements du square Lambert en été 1959.

Au programme de la soirée du 25 novembre 2009, sous l’annonce interrogative « Blousons noirs et bleus de travail : jeunes désoeuvrés ou ouvriers révoltés ? », l’objectif était de démythifier la perception des blousons noirs négativement connotée dans les medias de l’époque, et je devais y parler, en contre-image, de mes enquêtes sociologiques sur la vie sociale résidentielle des jeunes réalisées en 1957-58 – donc juste avant l’apparition médiatique de ces fameux Blousons noirs.

Ce fut donc pour moi l’occasion de réaffirmer que mes enquêtes n’avaient pas du tout porté sur des jeunes « stigmatisés » avec connotation de marginaux ou pré-délinquants – mais tout simplement sur un petit échantillon de 56 adolescents et jeunes adultes « du tout-venant », vivant chez leurs parents, en m’intéressant particulièrement aux formes et fonctions de leur vie sociale spontanée, qu’ils la décrivent eux-mêmes en termes de groupes spontanés ou bandes de copains, ou de camaraderie – là où certains sociologues parlent volontiers de « groupes de pairs », pour signifier leur tendance à l’homogénéité sociale et sexuelle [7], ou de « groupes de discussion (ou de la ‘tchatche’, en franglais moderne) » pour indiquer ce qui constitue leur activité principale.

Mais, paradoxalement, il se trouve que j’avais aussi auparavant – au tout début des années 50 – participé à la création d’une Maison des Jeunes et de la Culture, à Rueil (Seine-et-Oise), qui m’avait mis en contact étroit avec beaucoup de jeunes dont certains avaient des points communs avec ces Blousons noirs de la décade suivante, et que je pouvais parler tout aussi bien de ces jeunes-là que des jeunes enquêtés en 1957-58 – mais sur un mode plus personnel. En effet, créée par un « front uni » de jeunes militants de mouvements de jeunes de toutes obédiences, moyenne d’âge 20 ans, tous bénévoles, cette MJC autogérée très originale [8] avait aussitôt connu un très vif succès auprès des jeunes de milieu populaire, garçons et filles de Rueil et Nanterre et au-delà : j’étais d’ailleurs un des seuls bacheliers, sinon le seul, sur environ 200 membres. Et dans cette population hétérogène il se trouvait nécessairement quelques jeunes des deux sexes en situation marginale et quelques garçons au casier judiciaire chargé, ce qui m’a toujours rendu très sensible aux phénomènes de marginalisation et de violence délictueuse mais aussi aux potentiels de réhabilitation sociale et de prévention que recèle tout environnement approprié de mise en confiance sans stigmatisation.

C’est pourquoi je me suis cru autorisé à parler autant de cette lointaine expérience militante que de mes anciens travaux sociologiques sur la jeunesse dite « normale ». Et c’est à ce titre que j’avais demandé à mon grand ami Roland Lechantre, un des co-fondateurs de notre MJC, de venir témoigner avec moi de cette expérience collective ultra-positive dont nous sommes encore plusieurs, 60 ans plus tard, à cultiver le souvenir en privé entre nous, avec nostalgie !


Quelques semaines après cette soirée-débat, j’ai été contacté par une animatrice socio-culturelle qui avait entendu ce témoignage avec beaucoup d’intérêt et qui se proposait de confier à un fonds d’archives publiques le peu de documents écrits que j’en ai conservés [9]. Espérons que ce premier contact pourra aboutir un jour prochain à la réalisation de notre vœu d’anciens-jeunes banlieusards de sortir anonymement de l’oubli, vœu qui converge avec ce qui fut le projet de Françoise tout au long de sa vie.

Ainsi, moins d’un an avant de nous quitter, elle nous aura permis de donner une petite publicité à ce qui fut une fabuleuse aventure pour plusieurs dizaines de jeunes, au bel âge de nos 20 ans et à la « belle époque » des Trente Glorieuses. Lorsque cette aventure aura été analysée et publiée par d’autres historiens, notre mémoire collective pourra se souvenir de ce qu’ont été capables de réaliser un petit groupe de jeunes anonymes rassemblés par un même idéal de fraternité œcuménique, « soldats inconnus » de l’éducation populaire parmi tant d’autres.


Jacques Jenny

jacquesjenny@aol.com

 


ANNEXE

Programme de la journée d’hommage à Françoise Tétard

(Centre d’Histoire Sociale du XXème siècle – Paris – 17 septembre 2011)

Les témoignages seront ponctués par des messages audiovisuels ou des lectures

et suivis de débats

10H Ouverture de la journée

Pierre Moulinier  (pierre.moulinier@numericable.fr)

Michel Pigenet, directeur du centre d’histoire sociale du XXe siècle


10H15 L’itinéraire de Françoise Tétard

Jean-Claude Richez (richez@injep.fr)

Mathias Gardet (m.gardet@noos.fr)

10H45 Témoignages (modérateur Mathias Gardet)

Du côté de la jeunesse

Vincent Peyre (vpeyre@aol.com)

et Jacques Jenny (jacquesjenny@aol.com)

Françoise au travail

Michelle Perrot

Françoise Lorcerie (lorcerie@mmsh.univ-aix.fr)

Nicole Gloaguen (Feu vert) (ngloaguen@jeunessefeuvert.org)

14H  Témoignages (modérateur Claude Pennetier)

Du côté des archives

Sylvain Cid (sylvain_cid@hotmail.com)

et Gaétan Sourice (souricepajep@hotmail.com)

Jacqueline Mathieu

Du côté de l’éducation populaire

Jean-Paul Martin (martin.chosson@infonie.fr)

Laurent Besse (besse.l@wanadoo.fr)

Christian Lefeuvre (culturelibertegaronne@yahoo.fr)

Du côté de la Jeunesse et des Sports

Denise Barriolade (dbarriolade@noos.fr)

Marianne Lassus (marianne.lassus@wanadoo.fr)

Du côté de la démocratie locale

Frédéric Vuillod (fvuillod@gmail.com)

Du côté des loisirs

Vonig Le Goïc (voniglegoic@orange.fr)

Christophe Granger

Pascale Goetschel (pascale.goetschel@univ-paris1.fr)


16H50  Conclusion, par Pierre Moulinier



[1] Ce-témoignage fait partie d’une série d’interventions programmées pour la journée d’hommage à Françoise Tétard (décédée le 29 septembre 2010), qui a eu lieu au Centre d’Histoire Sociale du XXème siècle, à Paris le 17 septembre 2011 – journée dont on trouvera le programme détaillé en Annexe.

[2] Précisément elle est toujours restée Ingénieure d’Études alors que toute son activité, au bout de quelques années, correspondait largement au statut d’Ingénieur de recherche. Elle avait beau ne pas être carrièriste, ce déclassement constitue à mon avis de syndicaliste un « flagrant scandale » !

[3] on peut consulter ce texte qui se trouve intégralement sur mon site, en cliquant ici.

[4] Cette analyse épistémologique des effets du mouvement de l’histoire, de l’épaisseur chronologique, adressée à des chercheurs en sciences sociales soupçonnés d’ « a-historicité », était d’ailleurs située dans le contexte administratif du CNRS de l’époque, qui déplorait le peu de vocations pour « l’histoire de la recherche publique » (cf. le Bulletin du Comité pour l’histoire du CNRS, n°1, février 2000).

[5] Pour apprécier l’importance d’un tel réconfort, il faut savoir que les représentants « quasi-officiels » actuels de la sociologie de « la jeunesse » ou des « bandes de jeunes » ont bel et bien « oublié » de citer les apports de notre groupe GSSJ et/ou de mes propres travaux dans leur synthèse des recherches françaises.

Merci donc à Françoise, et aussi à Mathias Gardet, entre autres, pour ce qui me concerne !

[6] Heureusement j’avais conservé tous les documents relatifs aux réunions de ces commissions, y compris mes notes manuscrites personnelles prises en séance et susceptibles de documenter les débats et le fonctionnement interne de ces commissions.

[7] Dans son récent compte-rendu de lecture de l’ouvrage collectif co-dirigé par Marwane Mohammed et Laurent Mucchielli, Les bandes de jeunes. Des « blousons noirs » à nos jours, Mathias Gardet rappelle que j’avais proposé dès la fin des années cinquante de considérer les sociabilités juvéniles les plus courantes, « non plus comme une dérive ayant une prédisposition à la violence, mais comme un processus indispensable de ce qu’il appelle la maturation sociale ».

Et il reproche aux auteurs leur incapacité d’échapper à cette notion « fourre-tout » et pour le moins floue de bandes de jeunes, sans la précaution des guillemets.

[8] Quand nous parlions de notre Maison des Jeunes, il s’agissait bien d’une préposition de possession car nous la considérions comme notre propriété collective, à ne pas confondre avec une Maison pour les Jeunes. Et le terme de culture n’avait de majuscule que pour le sigle, car il s’agissait de notre culture populaire commune (centres d’intérêt, goûts, valeurs, connaissances, désirs, projets et modes de vie, …)  – quelle que fût par ailleurs l’attraction exercée par la culture bourgeoise dominante.

[9] principalement, une petite collection de notre bulletin de liaison interne « l’Unisson » de 1952 à 1955, ainsi qu’un bulletin spécial regroupant les poèmes spontanés et inédits du Club des poètes de notre MJC, poètes qui s’ignoraient.

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