Deux Paradigmes Fondamentaux pour analyses (psycho)-sociologiques

Deux Paradigmes Fondamentaux pour analyses (psycho)-sociologiques des “discours”

(hiver 2013)

ce pourrait être un peu comme la partie principale de mon « testament scientifique » … (voir pourquoi en Annexe II)

Jacques JENNY

Ce texte est une variante à peine modifiée de l’article (rédigé avec la collaboration de Dimitri DELLA FAILLE et Elias RIZKALLAH)     “Propositions théoriques pour une méthode d’analyses sociologiques des discours”

publié dans le Numéro spécial 54 (hiver 2013)

dirigé par Élias Rizkallah (UQAM) et Dimitri della Faille (UQO),

de la revue Cahiers de recherche sociologique

sous le titre “Regards croisés sur l’Analyse du discours”

suite au Congrès annuel de l’ACFAS, organisé à Montréal en mai 2012 , sur le thème 

L’analyse du discours comme approche disciplinaire et comme méthode”

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Depuis 2017, tous les articles de ce n° spécial sont en libre accès avec le lien suivant :

https://www.erudit.org/fr/revues/crs/2013-n54-crs01481/1025992ar.pdf

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Les paradigmes proposés ici peuvent s’appliquer à toute problématique psycho-sociologique délibérément trans-disciplinaire qui comporte une analyse des rapports réciproques et dialectiques entre les société globales, les personnes individuelles et tous les “groupes et groupements intermédiaires, statutaires et affinitaires ».

Comme c’est précisément cette problématique générale (voir en Annexe 2) qui a toujours constitué le cadre théorique sous-jacent, et l’horizon, de mes recherches depuis que je suis entré comme chercheur en 1958 au Centre d’Ethnologie Sociale et de Psycho-Sociologie (dir. Paul Henry Chombart de Lauwe), et comme j’arrive maintenant à la phase terminale de mes activités intellectuelles, on peut considérer ce texte un peu comme une partie de mon « testament scientifique » …

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Résumé

L’auteur propose de désigner les deux paradigmes fondamentaux dont l’explicitation et l’articulation lui semblent nécessaires (mais non suffisantes) pour impulser un véritable tournant sociologique aux analyses de discours que pratiquent nos collègues sociologues français, souvent sous influence sociolinguistique et/ou sous influence informatique et statistique – notamment lorsqu’il s’agit de pratiques lexicométriques. Le premier est le paradigme des « instances de pratiques discursives » en interaction mutuelle au sein d’un dispositif « circulatoire ». Le second est le paradigme des quatre principaux « registres de sens » ou « dimensions constitutives fondamentales » de toute expression discursive-langagière. Pour chacun de ces paradigmes les applications méthodologiques sont brièvement illustrées. Enfin, cette réflexion méthodologique ne peut pas ne pas interroger également les présupposés de la dimension temporelle, et ce à partir de la philosophie ontogénétique de Gilbert Simondon, et ne peut pas ne pas évoquer le paradigme des rapports fondamentaux de dominance sociale – que l’auteur considère comme constitutif de toute problématique sociologique.

 

Mots-clés:

Instances de Pratiques discursives, Indexicalité et Contextualité, Interdiscursivité et Dialogisme, Principaux registres de SENS, Dialectique du Concret et de l’Abstrait, Dialectique de l’Etre et de la Valeur, Structure de communication en Chiasme.

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Introduction

Afin de préciser la portée et les enjeux de la présente contribution, notamment par rapport à ce que recouvre le syntagme figé usuel d’analyse de discours (parfois érigée en discipline académique autonome), je vais tenter d’expliquer le choix des termes du titre.

Le choix des termes « analyses sociologiques » dans le titre de la présente contribution indique que ma discipline principale est la sociologie qui, dans ma formation et ma pratique interdisciplinaires, inclut la psychosociologie et la micro-sociologie. Cette référence disciplinaire doit qualifier toute analyse qui ne se veut pas simple commentaire littéraire ou libre, et m’impose d’expliciter mon ou mes cadres d’analyse théorique forgés et fondés en psychosociologie et sociologie. Le pluriel indique que ma conception de cette discipline exige la diversité des théories et des méthodes pratiquées – en raison de la complexité même de ses objets de recherche et de la multiplicité des points de vue légitimes – quand bien même je me limiterai ici à ne formuler que mes appréciations et mes propositions personnelles.

Le choix des termes « des discours » désigne avec précision les objets pluriels sur lesquels portent ces analyses, ce que ne font pas les expressions usuelles « analyse qualitative » ou « recherche qualitative » (de quoi? sur quoi?)[1]. On remarquera au passage que je n’emploie pas non plus cette autre expression consacrée « analyse de discours », syntagme figé qui a cours chez les sociolinguistes mais qui peut poser des problèmes aux sociologues.

Les données dites qualitatives sont en fait en grande majorité des données textuelles, sous les formes et formats les plus divers, depuis les textes médiatisés, sous forme écrite et/ou orale avec ou sans images, jusqu’aux textes provoqués par les chercheurs aux fins d’analyse sociologique. Ces dernières productions langagières, qu’elles répondent à des demandes d’entretiens libres ou à des questions ouvertes de questionnaires, qu’elles aient conservé le format oral d’origine (magnétophone, vidéo) ou qu’elles aient été transcrites au format d’écriture – ne sont en fait que des cas particuliers de conversations ordinaires, des échanges discursifs sous contrainte de format.

Le courant sociologique qui regroupe l’ethnométhodologie et les analyses conversationnelles nous a déjà sensibilisés à des notions-clés, à des problématiques, peu connues de la sociologie classique, comme la fonction de l’ « indexicalité »[2] ou de la « contextualité », fort utiles pour la compréhension du sens des énoncés discursifs.

Le début du titre de la présente contribution en indique bien le contenu, l’objectif. « Propositions théoriques pour une méthode d’analyses […] » non seulement déconstruit subrepticement le syntagme figé généralisant usuel « analyse de discours », mais rappelle la nécessité, parfois négligée par les empiristes, d’expliciter les fondements théoriques de toute méthode  – sous peine de dérive techniciste[3]. En ce qui concerne les « données textuelles » (ou productions langagières), qui constituent le matériau spécifique des sciences humaines et sociales, je considère que leur spécificité ne devrait nous conduire, nous sociologues, ni vers une position de subordination à l’égard des sciences du langage ni inversement vers une simple instrumentalisation de certaines techniques éprouvées de ces « sciences » au profit de notre discipline. Dans un texte des années 1980, j’en disais d’ailleurs autant des mathématiques et des statistiques dans la période où je m’investissais surtout dans cet autre versant de la méthodologie, au point de parvenir à en débusquer les présupposés cachés et contribuer à l’élaboration d’outils mieux adaptés à nos objets d’observation sociologique[4].

La présente contribution vise donc à revendiquer pour tout énoncé textuel ou langagier un statut conceptuel conforme à nos problématiques de recherche – de manière à proposer des cadres d’analyse qui soient délibérément psychosociologiques et sociologiques, et non « seulement » littéraires, sociolinguistiques ou linguistiques, avec toutes les nuances diversifiées de ces deux approches, incluant notamment, mais pas exclusivement, la rhétorique, la stylistique, la sémantique, la sémiologie, la praxématique et l’herméneutique.

C’est pourquoi je préfère d’emblée désigner ce « matériau langagier » par le vocable de « discours » (au pluriel), et mieux encore de « pratiques discursives » ou « pratiques socio-discursives », sans prendre parti dans le débat récurrent qui s’interroge sur la tendance à l’autonomisation disciplinaire de ce qu’on appelle, en France, « analyse de discours ».

 

À propos des dimensions constitutives fondamentales

Les « préalables théoriques » que je soumets ici à la critique procèdent d’un postulat, sorte de « croyance » en l’existence de quelques « dimensions constitutives fondamentales », que tout cadre ou grille d’analyse sociologique peut et devrait, selon moi, intégrer avec profit comme « socle de questionnement » quasiment incontournable[5]. Ce postulat, à visée synthétique, s’appuie en fait sur des conceptions et pratiques de recherche plus ou moins déjà présentes, mais éparses. Et cette croyance assumée en l’existence de ces dimensions contredit l’illusion empiriste, naïve, qui consiste à faire comme si la réalité peut s’observer (et a fortiori s’analyser) sans questionnement, sans grille de lecture. Elle implique la nécessité d’expliciter autant que faire se peut – tâche ambitieuse lorsqu’il s’agit de présupposés par définition implicites – nos cadres d’analyse, nos problématiques de recherche et nos paradigmes de référence.

L’ambition d’un tel projet devrait m’inciter à m’abriter derrière quelque autorité déjà légitimée par le renom[6] et « exploiter » avec force citations les documents bibliographiques qui pourraient venir conforter mes conceptions. Mais cette contribution n’a pas l’intention de faire œuvre d’érudition pour répertorier, classer et commenter ces autorités légitimées. Cela pourrait passer pour de la prétention si je ne reconnaissais aussitôt que ma dette est immense envers tous les nombreux collègues – connus, méconnus ou inconnus – qui m’ont influencé par leurs écrits ou au cours de séminaires et conversations, sans que je sois parfois capable de les identifier et de les nommer[7]. Quelques questionnements viennent à l’esprit. Quelles sociologies, quels concepts-clés et paradigmes sociologiques, faut-il donc chercher à intégrer dans nos méthodes d’analyse de discours, assistée ou non par l’informatique? La dispersion (version pessimiste), ou la diversité (version optimiste), des nombreux courants de recherche que nous connaissons dans notre chère discipline (indisciplinée?) ne rendent-elles pas un tel projet utopique, voire farfelu?

Enfin, est-il besoin de préciser que les propositions théoriques que je vais maintenant esquisser se situent en amont de toute préoccupation informatique, ne se posant même pas pour l’heure les questions de leur éventuelle inscription dans un projet logiciel? Elles se présentent sous la forme de deux paradigmes articulés l’un à l’autre, qu’on peut ainsi désigner : paradigme des instances de pratiques discursives et paradigme des principaux registres de sens.

Le premier paradigme, celui des instances de pratiques discursives, s’attache à décrire la configuration multidimensionnelle des lieux de parole et d’écoute au sein d’une société donnée entendue comme un dispositif circulatoire des instances de pratiques discursives.

Il s’inscrit dans une conception structurée et dynamique, voire plus ou moins conflictuelle, de la société globale comme fait collectif spécifique et complexe, en interaction dialectique[8] avec les personnes et les groupes, groupements, mouvements et réseaux sociaux qui la composent. Il rappelle qu’il existe de multiples sources et canaux de production discursive, notamment aux niveaux micro-social et macro-social (ou sociétal), avec leurs logiques, leurs dynamiques et leurs ressources ou contraintes spécifiques, et surtout que les discours produits peuvent circuler dans tous les sens de chaque instance émettrice ou réceptrice vers toutes les autres.

Ce paradigme propose une cartographie de ce dispositif, qu’on illustrera ici par les types de discours produits par, échangés et circulant entre, les différents types d’instances qui composent nos sociétés démocratiques contemporaines dans leur globalité et leur diversité complexe. Il s’agit aussi bien de réseaux (au sens traditionnel) et mouvements sociaux aux contours flous que classes et communautés, organisations et collectivités, groupes et groupements complexes stricto sensu et, depuis peu, les nouveaux dispositifs de communication informatique qu’il est convenu d’appeler les « réseaux sociaux ».

S’agissant plus précisément d’enquêtes par questionnaires ou par entretiens, on peut considérer ces échanges verbaux comme une forme particulière de conversations sous contrainte de format – et la cartographie attirera notre attention sur les autres types d’instances et de discours avec lesquels ces échanges verbaux entretiennent des rapports plus ou moins étroits ou permanents – y compris bien sûr à l’insu des protagonistes.

On peut de même, par exemple, traiter tout inventaire bibliographique comme une illustration concrète de cette production et circulation des discours, comme une focalisation de ce dispositif en un lieu emblématique de documentation et de diffusion des connaissances[9].

Le deuxième paradigme, celui des principaux registres de sens, s’inspire d’observations récurrentes en sciences du langage et autres sciences sociales, concernant l’hétérogénéité fondamentale de toute pratique discursive. Il postule l’existence d’un nombre restreint de dimensions constitutives fondamentales, grâce auxquelles on peut inscrire tout énoncé dans une dynamique de relations d’interdépendance dialectique entre quatre pôles de signification, un peu comme la lumière blanche se décompose en rayons colorés en passant à travers un prisme transparent. Ce paradigme proposera en guise de grille de pré-lecture (ou pré-analyse) un socle commun de questions-filtres destinées à expliciter ces dimensions constitutives fondamentales des énoncés, là où elles ne sont qu’implicites, ce que je propose maintenant d’appeler les principaux registres de sens des discours.

Ces deux paradigmes ne constituent que des préalables psychosociologiques et sociologiques en amont de toute méthode d’analyse du contenu ou du sens, stricto sensu, des discours échangés et circulant. En outre, ils ne peuvent se concevoir selon moi qu’en interaction étroite avec au moins deux autres paradigmes tout aussi constitutifs et fondamentaux, toiles de fond incontournables pour toute problématique sociologique quelle qu’elle soit, à savoir, le paradigme des rapports fondamentaux de dominance sociale et le paradigme de la dynamique temporelle[10].

 

Premier paradigme : dispositif circulatoire des instances de pratiques discursives

Les discours (au sens large) sont des pratiques sociales parmi d’autres, produites au sein d’un dispositif structuré d’instances de pratiques socio-discursives ou lieux d’où ça parle et ça écoute (ça échange et ça communique, ça polémique, lieux de débat, de « dispute »), où ça agit et ça subit (ça interagit et ça se confronte, voire lieux de conflit, de combat). C’est de la responsabilité spécifique des sociologues et psychosociologues, réputés experts en lien social et en rapports sociaux, de proposer une typologie pertinente de ces instances.

Il faut d’abord bien considérer que les informations, discours, débats … circulent dans tous les sens au sein de la société globale – notamment, concernant des problèmes sociaux, de leur production scientifique à leurs expressions publiques et privées et vice-versa – au point qu’il faut parler d’interdiscursivité et de dispositif circulatoire des instances de pratiques discursives … sauf cas très particuliers de circulation à « sens unique du haut vers le bas », comme par exemple pour les ouvrages de vulgarisation scientifique en sciences « exactes », les exégèses des « textes sacrés » et les commentaires de codes juridiques.

Il ne faut pas perdre de vue non plus que des rapports sociaux fondamentaux traversent toutes les instances avec leurs effets de dominance. Ces effets sont, sous différentes formes et degrés, la domination, l’exploitation, l’aliénation, la discrimination, l’exclusion et la violence. Rapports inégaux, asymétriques, voire antagoniques, entre classes socio-économiques, sexes, générations, entre groupes ethnoculturels et blocs géopolitiques, rapports de gouvernance, sont de nature sociétale mais ils traversent toutes les instances, y compris bien sûr interpersonnelles[1].

La figure 1 ci-dessous, qui évoque la parution d’un ouvrage de science politique en contexte de campagne pré-électorale [2], événement réel, illustre la notion fondamentale d’interdiscursivité

 

A l’époque où cette illustration fut dessinée, les NTIC et les téléphones portables et-caméras miniaturisées étaient peu répandus.

 

La classification synthétique des différents types de discours produits et échangés par ces instances de pratiques discursives que je propose dans le tableau 1 de la page suivante s’inspire d’anciens travaux épars de psychologie sociale, notamment nord-américains, sur les groupes d’appartenance et de référence. J’ai conçu cette classification synthétique au milieu des années 1960 pour analyser empiriquement ce que j’appelais alors le processus de maturation sociale de l’adolescence à l’âge dit adulte.[3] C’est une typologie multidimensionnelle produite selon les règles méthodologiques classiques de la « classification à facettes » de Louis Guttman et de la « substruction des espaces d’attributs » d’Allen Barton, combinant les trois critères fondamentaux suivants[4] :

1)      La taille (ou échelle), du micro-social (relations sociales interpersonnelles en face-à-face, ou sociabilité, conversations) au macro-social (rapports sociaux collectifs, impersonnels, ou socialité, mass medias) en passant par du méso-social intermédiaire, mixte (presse locale, bulletins de liaison, communication interne au sein des organisations, etc.).

2)      La modalité de fonctionnement, spontanée (leadership informel sans headship) ou organisée (leadership + headship formel, voire sous contrôle institutionnel).

3)        Le fondement du regroupement, du lien social, de fait (position statutaire) ou volontaire (adhésion affinitaire).

À ces trois grands types de rapports ou relations sociales « classiques » (ligne sous le tableau) s’ajoutent depuis peu des dispositifs informatiques de réseaux sociaux dits « virtuels » (NTIC) inclassables (?), parfois qualifiés d’«interpersonnels de masse» [5] ou de « transpersonnels » (ma suggestion), tels que forums de discussion, sites personnels et blogs, réseaux d’échanges sélectifs en ligne sur Internet (Facebook, Twitter, …). Couplés à des techniques de capture et enregistrement d’images et de sons quasi-invisibles, cela entraîne des modifications très importantes dans certains secteurs du dispositif de communication sociale, notamment médiatiques, judiciaires et politiciens.

A cette réserve près, ce tableau 1 propose une vaste cartographie multidimensionnelle des différents types de discours (ou corpus) produits, échangés, circulant dans la société contemporaine – qu’il reste évidemment à spécifier, dans toute recherche empirique, avec les thématiques abordées et les enjeux de ces échanges discursifs.

Par convention arbitraire, le terme générique utilisé dans ce tableau pour désigner les variétés d’« instances de pratiques socio-discursives » qui produisent ces différents types de discours est celui de « groupe » ou « groupe social ». On devrait plutôt dire quelque chose comme « regroupement social », terme assez vague pour inclure groupes et groupements et réseaux proprement dits, mais aussi mass medias, mouvements sociaux, etc. … – voire pour inclure aussi ces nouveaux dispositifs informatiques de réseaux sociaux dits « virtuels » évoqués plus haut.

Tableau 1. Essai de cartographie des différents types de discours produits et échangés

Et, pour illustrer concrètement comment les discours circulent au sein de nos sociétés, on retiendra certaines expressions familières qui évoquent des emprunts et reprises, amplifications, résonances et échos, références et échanges d’énoncés entre instances discursives différentes. Lus dans la presse écrite, dans les messages publicitaires, ou encore entendus dans les medias audiovisuels, dans les transports en commun ou dans la rue, les exemples suivants manifestent cette interdiscursivité ambiante : « On en parle entre amis dans les dîners, c’est devenu le centre des conversations… », « On a pu l’entendre dans les brèves de comptoir, dans le métro… », « …comme l’a dit l’autre soir le présentateur du J.T. (sur telle antenne) », « …pour reprendre la formule bien connue de X (tel personnage public célèbre), le lapsus remarqué de Y (tel autre…), la ‘petite phrase’ de Z (tel autre…) ».

Chacun des critères de la typologie multidimensionnelle dont la combinaison produit cette cartographie sociale soulève des problèmes qui demanderaient à être exposés et discutés. Pour ne pas alourdir le texte, nous renvoyons en postface un bref exposé de ces problèmes.

Quelques thèses et publications fameuses ont déjà montré la voie de ce que pourraient être des protocoles ambitieux d’enquêtes sociologiques qui couvriraient une grande variété de ces instances de pratiques discursives, parmi les plus impliquées dans la coproduction et la circulation des énoncés relatifs à tel ou tel débat de société, au sein de l’espace public comme au sein des cercles privés concernés. Parmi les pionniers, je citerais deux thèses qui font un large usage des interférences et influences réciproques des discours individuels, situés, et des discours publics, médiatisés : celle de Michèle Huguet[6] sur le mal de vivre des femmes dans les nouveaux grands ensembles d’habitation et celle de Serge Moscovici[7] sur l’évolution des perceptions et représentations individuelles et collectives concernant la psychanalyse comme théorie et thérapie : ces deux thèses font un large usage de ces interférences et influences réciproques entre instances privées et publiques de pratiques discursives[8]. La thèse exemplaire de Colette Guillaumin[9], quant à elle, qui a été rééditée, focalise davantage sur la « dynamique intrapsychique », moins visible mais bien réelle, qui comporte compromis et conflits entre les diverses instances de la personnalité[10] – rappelant qu’il existe aussi de la « communication intrapersonnelle ». Dans le genre documentaire, j’avais moi-même en 1983 « détourné » une demande d’analyse bibliographique sur le thème de « la jeunesse dans les années 60 » en une analyse des discours sociaux[11].

Les meilleurs prototypes de recherche d’envergure que je connaisse, focalisant sur cette interdiscursivité, voire sur cette circulation des discours, sont deux recherches distinctes à propos d’un même sujet sensible, les débats de société sur les politiques nationales d’immigration, en Suisse et en France. Premièrement, la recherche princeps – riche d’enseignements et à vaste bibliographie – de Ebel et Fiala[12] à l’occasion d’un referendum dans la Confédération Helvétique. Deuxièmement, la recherche ADI (Argumentation dans le Débat sur l’Immigration), à l’occasion d’un grand débat parlementaire français sur deux projets de loi, en 1997[13].

De même, la méthodologie mise en œuvre par les concepteurs et les praticiens du logiciel Prospéro[14] part du principe que le traitement sociologique de débats publics exige en général le rassemblement en dossiers complexes de documents hétérogènes nombreux et variés, recueillis dans la durée. Plus précisément, Francis Chateauraynaud[15] observe, exemples à l’appui, comment « la notion d’argument incorpore et renvoie en miroir le cadre dans lequel les choses sont énoncées, et plus généralement ce que l’on a désigné plus haut sous la notion de portée. Ainsi, la même phrase ou le même discours pourra être considéré comme un bon argument dans une négociation mais pas dans un débat public ».

Ces observations illustrent et enrichissent le paradigme de la circulation des énoncés entre instances de pratiques discursives, et confirment la pertinence de mon préambule sur l’« indexicalité » et la contextualité.

Concrètement, sur le plan méthodologique des analyses sociologiques des discours, à quoi peut servir cette typologie des instances de pratiques socio-discursives, avec ses postulats descriptifs, ses arrière-plans théoriques?

Premièrement, cette typologie renvoie, par exemple, à des commentaires et analyses d’ordre sociolinguistique et/ou psychosociologique concernant différents aspects et problèmes de la « communication langagière » …

A) … problèmes des sources énonciatives (« signatures ») et des « adresses » : Qui dit [quoi]? Au nom de qui, en tant que qui, de quel(s) lieu(x), ça parle? De qui ça parle? À qui ça s’adresse?

Même lorsqu’on analyse des discours énoncés par ou pour un locuteur dit individuel, ce premier paradigme nous invite à poser les questions préalables suivantes, en amont de toute lecture des corpus : ce locuteur parle-t-il, écrit-il, ici et maintenant, à titre personnel ou privé ou bien en tant que…, au nom de telle ou telle instance collective (« au nom du Peuple français »), tel statut personnel ou tel rôle social (« en vertu des pouvoirs qui me sont conférés »), voire tel principe d’action spécifique (« au nom… du principe de précaution, …des Droits de l’Homme »)? Et ce locuteur porte-parole de tel groupement ou mouvement social, ne peut-on entendre dans ce qu’il-elle dit ou écrit que des propos officiels de son groupement, réseau ou mouvement?

On retiendra ici l’heureuse expression de « dialogisme », chère à Bakhtine[16], pour démythifier l’individualisation des pratiques discursives, avec cette affirmation forte d’une double négation : « Le discours rencontre le discours d’autrui sur tous les chemins qui mènent vers son objet, et il ne peut pas ne pas entrer avec lui en interaction vive et intense. Seul l’Adam mythique, abordant avec le premier discours un monde vierge et encore non dit, le solitaire Adam,… ».

Concernant les cibles directes et indirectes des discours, les modes d’interpellation, avec quels marqueurs d’identité-désignation, de liens hiérarchiques : pronoms personnels, adjectifs possessifs, déterminants, images de soi et d’autrui[17].

B) … marques de qualification des échanges, marques extra-linguistiques a priori et marqueurs repérables dans les paroles et discours échangés, par exemple : marqueurs de sympathie, empathie, antipathie, connivence ou méfiance, complicité ou hostilité, coopération, compétition, conflit, etc.[18]

C)contrats, stratégies et contraintes discursifs : contrats de communication, implicites et explicites[19], types et modes de contraintes, devoirs et droits de parole, de silence, de réserve, de secret, interdictions et obligations, autocensures des dominés ou des sans-voix et  rôle des porte-parole[20], les plaidoyers pro domo et le subtil «ad hocing» des ethno-méthodologues (filtrage des arguments ad hoc), etc.

D) … processus de communication et d’influence analysés en psychologie sociale : par exemple le fameux « two-steps flow of communication » selon Rapoport, avec rôle de relais des « leaders d’opinion »[21], le syndrome de « rationalisation des actes de violence » de Milgram[22], etc.

E)styles et portée différentiels des énoncés oraux, selon les contextes, les habitus, et les instances impliquées : conversations privées, réunions restreintes en face à face (entretiens rémunérés de psychologie clinique, entretiens plus ou moins directifs et contraints d’enquêtes sociologiques, d’investigations policières), confrontations politiques et judiciaires (cf. l’apparat solennel des Parlements et des Tribunaux), manifestations publiques, négociations avec ou sans rapports de force, débats et meetings organisés, chansons, slams, medias, films et pièces de théâtre et tous spectacles, etc.

F)styles et portée différentiels des textes écrits : correspondances privées, SMS, blogs et forums de discussion, rapports de commissions d’enquête, procès-verbaux d’assemblées, codes et textes de loi, chartes, textes constituants, presses écrites, messages de publicité et de propagande, ouvrages de sciences sociales et essais engagés, littératures, proverbes, dictons et aphorismes, etc.

 

Deuxièmement, cette typologie invite à constituer des corpus de textes (écrits, parlés) non pas sur critères sociolinguistiques de pratiques et de formes langagières mais sur critères psychosociologiques et sociologiques de pratiques et de stratégies discursives, c’est-à-dire sans autres limites a priori que celles des thèmes qui définissent les objectifs et les problématiques spécifiques de chaque recherche, au cas par cas et sans illusion fétichiste quant à l’exhaustivité ni même quant à la représentativité – ce pourquoi on sera parfois amené à parler modestement de bribes de discours, et ce qui peut autoriser tout chercheur à ajouter ses propres témoignages et opinions personnels à des corpus d’enquêtes déjà constitués.

Échos et caisses de résonance (à très large diffusion instantanée et simultanée) de conversations privées, d’images et slogans de manifestations de rue, de conflits et tous événements spectaculaires, voire aussi de discours et débats d’experts, certains mass-medias jouent un rôle éminent dans le dispositif des instances de productions discursives[23].

 

Troisièmement, n’oublions pas que cette cartographie socio-discursive n’est pas un catalogue d’espèces qui se côtoieraient sans échanger mais au contraire qu’elle constitue, par définition, un système de communication. C’est à la structure du « Chiasme » que je me réfère pour exprimer la dynamique dialectique de ce système, en cohérence avec le tout premier paradigme du philosophe méconnu Gilbert Simondon, déjà cité, sur la « prise de forme dans un champ métastable »[24] – de façon à échapper à l’emprise de la structure classique, dite cybernétique, qui prévaut dans toute pensée systémique.

C’est grâce à un article de deux psychosociologues que j’ai eu accès à ce paradigme et à l’application qu’ils en faisaient pour leur problématique de recherche sur « les formes de vie professionnelle comme cas particulier du rapport Individu-Société »[25] : ce nouveau paradigme permettait à ces chercheurs de penser les états et les processus psychosociaux dans leur domaine de la vie professionnelle (et, par extension, dans tout domaine de communication psycho-sociologique au sens large) « ni selon la théorie déterministe ni selon une théorie du libre choix des actions ». Ils ont alors conçu un schéma d’analyse en forme de Croix – là où d’autres auteurs parlent de structure « en Chiasme » – que je reproduis ci-dessous dans la figure 2, comparée à la figure 3, qui rappelle le schéma cybernétique classique de la communication, en spirale orientée (ou “boucle”) :

Figure 2. Schéma d’analyse en forme de Croix, ou Chiasme (Grisez et Lherbier, 1964)

et Figure 3. Schéma cybernétique en boucle


Le tableau 2 ci-dessous résume une application de ce paradigme de la « prise de forme dans un champ métastable », pour une recherche que je commençais en 1964 sur le processus de “maturation sociale” de l’adolescence à l’âge dit adulte en milieu urbain français contemporain. Il s’agissait de conceptualiser et problématiser la dialectique des rapports d’interaction entre les « éléments du système social impliqués dans ce processus » d’une part, et les membres, individuels et collectifs, des nouvelles générations en cours d’insertion dans ce système social, et potentiellement futurs acteurs de changements significatifs de ce système, d’autre part.

Tableau 2. « Prise de forme dans un champ métastable »


 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Deuxième paradigme : dialectique des principaux registres de sens

La plupart des textes à analyser, tout au moins en recherche psychosociologique et sociologique, comportent une source d’hétérogénéité majeure, fondamentale, qu’il convient de traiter dès la première lecture lorsque cela peut se révéler pertinent.

Tout d’abord, il convient de distinguer du reste ce qu’il est convenu d’appeler, depuis Austin[26], les actes de parole (speech acts) ou énoncés explicitement performatifs stricto sensu, qui constituent en eux-mêmes des actes, généralement brefs ou ponctuels, dont l’effet pragmatique est immanent à l’énoncé, tels que : promettre, ordonner, promulguer, prononcer une formule rituelle, une sentence, déclarer l’amour, la guerre, la paix, le pardon, demander, remercier, injurier, s’excuser, etc.

Ce type d’énoncé ne sera pas concerné par ce deuxième paradigme, qui en revanche prendra en compte toutes les autres formes de discours, pratiques sociales parmi d’autres, dans leur hétérogénéité et leur diversité.

Nombreux sont les travaux de recherche qui se réfèrent plus ou moins explicitement à cette hétérogénéité des discours, selon des critères que je vais désigner sous l’expression de registres de sens. Parmi les auteurs qui m’ont le plus directement et consciemment influencé ou conforté dans l’élaboration de ces propositions paradigmatiques, j’aime citer le linguiste Frédéric François[27]: « Mais si l’on admet que la caractéristique première du ‘sujet’ est l’hétérogénéité et d’abord l’hétérochronie du cours de ce qu’il perçoit, de ce qu’il sent, de ce qu’il fait et de ce qu’il dit ou écrit, alors il est inévitable que l’articulation différente de ces façons d’être aboutisse à des différences dans les façons individuelles d’être ‘sujet’ […] l’idée qu’un sujet ne se définit pas par des caractères positifs stables, mais par le fait d’‘être entre’. […] Mais ‘être entre’ signifie aussi une hétérogénéité interne, par exemple entre le ressenti et le su ou entre l’actuel et le lointain, espéré, craint, imaginé. »

Mes propositions paradigmatiques convergent aussi avec cette synthèse de l’histoire de la philosophie que l’on doit à Aude Congnard, pour qui : « la philosophie, née d’une quête de vérité face aux contradictions du réel, ne cesse d’osciller tout au long de son histoire entre deux interprétations divergentes de notre rapport au réel, l’une qui se fonde sur la primauté de la raison et l’autre, sur la primauté de la conscience. L’ensemble des thématiques abordées témoigneront de ce double positionnement des écoles philosophiques entre idéalisme et réalisme. »[28]

Et je pourrais citer aussi d’autres auteur-e-s qui me confortent peu ou prou dans mes choix conceptuels, notamment Émile Benveniste, Narciso Pizzaro, Jenny Simonin-Grunbach, Marc Glady, Olga Galatanu, Philippe Schepens et Jean-Marie Viprey, Francis Chateauraynaud, Jean-Pierre Malrieu, François Rastier, Edouard Zarifian[29].

Mais ce paradigme des registres de sens est surtout l’aboutissement des réflexions théoriques que j’ai toujours menées en appui sur mes expériences de recherche empirique. Les premières enquêtes que j’avais déjà pratiquées dès avant 1960 dans le laboratoire de l’ethnologue Paul-Henry Chombart de Lauwe[30] se distinguaient nettement des protocoles habituels d’enquête sociologique ou psychosociologique de l’époque et plus encore des enquêtes actuelles dites d’opinion, par leur longueur et par la multiplicité des registres selon lesquels on abordait les thèmes de chaque recherche – comme le seraient de longues conversations dirigées, pouvant durer plusieurs heures. Et les registres des questions étaient d’une part, celui des représentations mentales et croyances, individuelles et collectives – associé à celui des perceptions et images correspondantes du réel – et d’autre part, celui des valeurs, idéaux et aspirations – associé à celui des motivations, affects, besoins et satisfactions ou frustrations.

Plus précisément c’est en analysant a posteriori la matrice conceptuelle de l’ébauche de mon propre questionnaire d’enquête de 1964 sur le « processus de maturation sociale de l’adolescence à l’âge dit adulte »[31] que j’ai élaboré ce cadre de référence théorique. Et mes premières propositions ont été présentées telles qu’en l’état actuel, à quelques retouches marginales près, et discutées dès 1966 au Séminaire d’Épistémologie Sociologique de Nanterre, animé par Pierre Naville, Pierre Rolle et Jacques Maho, puis publiées en 1968[32].

Pour se rappeler que ces paradigmes conservent la dynamique temporelle en toile de fond, je renvoie à un article d’hommage[33] à mon philosophe préféré, et méconnu, Gilbert Simondon, à qui on doit le paradigme du « processus onto-génétique d’individuation transductive » – qui conduit à penser le processus d’individuation de toute entité (naturelle, humaine, sociale) comme premier par rapport à leurs états individués conjoncturels[34], et la métastabilité et ses potentiels féconds comme première par rapport à la stabilité et ses illusions rassurantes ou à l’instabilité anxiogène.

Une récente « exploration d’un discours schizophrénique » nous fournit aussi une illustration caricaturale de cette réalité incontournable. La communication de Philippe Schepens et Jean-Marie Viprey au Groupe de Travail Analyse de Discours[35] montre que leur patient, invité à parler le plus librement possible, use et abuse de verbes modaux « normalement » passés sous silence quand ils sont superflus. Ces verbes modaux sont, par exemple : « je sais », « je connais », « je pense que… », « je trouve que…. », « je crois que…. », « je dis que… ». On peut voir dans ce cas-limite l’équivalent des énoncés interrogatifs utilisés dans certains questionnaires sociologiques directifs (en particulier les miens propres). Ces énoncés interrogatifs sont, par exemple : « savez-vous que…? », « pensez-vous que…? »,  « que pensez-vous de…? », « croyez-vous en…? », « croyez-vous que…? », « si vous étiez [… …], diriez-vous que…? », « en tant que [… …], que feriez-vous si…? » ou bien encore : « on dit parfois que [… …] ; êtes-vous d’accord ou pas? », « pouvez-vous dire et commenter ce qui compte le plus pour vous dans la vie…? », etc.

Cette terminologie de registres de sens se réfère aux deux définitions principales du terme français « sens », éminemment polysémique, qui correspondent aux deux processus articulés et aux deux polarisations dialectiques du tableau 3 ci-dessous.

Tableau 3 : Sens, processus articulés et polarisations dialectiques

Principales définitions

du mot SENS

Deux Processus articulés

Double Polarisation dialectique

Notations simplifiées

a – SENS-Signification

praxéo-idéologique

interdépendance des pôles du Concret et de l’Abstrait

= C <–> A

b – SENS-Orientation

onto-axiologique

interdépendance des pôles de l’Etre et de la Valeur

= E <–> V

 

 

Le tableau bidimensionnel ci-dessous (Figure 4) fournit une lecture synthétique, structurée, des quatre principaux registres de sens, CE (Percept), CV (Affect), AE (Concept), AV (Éthique), qui s’inscrivent à l’intersection booléenne des quatre espaces d’attributs théoriques que sont les pôles dialectiques « Abstrait », « Concret », « Valeur », « Être ».

Figure 4 : Les quatre principaux registres de sens (aux quatre angles de cette combinatoire en carré booléen)

Le mot « registre » est pris ici dans le sens qu’il a pour les jeux d’orgue, avec connotation polyphonique ;

et le signe &, équivalent du signe usuel , signifie l’intersection (ou “réunion”) booléenne de deux entités.

Les interférences mutuelles, enchevêtrements, interpénétrations réciproques de ces quatre registres, provoquent une dynamique oscillatoire ou une « source d’énergie discursive » qui peut s’exprimer par des ambiguïtés et des ambivalences, des connotations, voire des dissonances cognitives et/ou axiologiques[36].

Parmi les problématiques sociologiques qui se réfèrent explicitement aux mêmes concepts (la structure combinatoire en moins), j’attire l’attention sur le paragraphe d’un article de Francis Chateauraynaud[37], intitulé « Affects, percepts et concepts »[38], qui contient les énoncés suivants : « Car la preuve émerge dans la confrontation de représentations et de perceptions dont l’expression varie au fil des épreuves. […] C’est parce qu’une série de doutes et d’incertitudes s’approfondissent aux points de jonction des représentations et des expériences dans le monde, que les acteurs s’engagent dans des enquêtes et inventent des procédures pour les résoudre »[39]. « En laissant du jeu entre perceptions, représentations et jugements […]. Le sens de la réalité provient de la confrontation continue des affects, des percepts et des concepts »[40].

le Tableau 5, qu’on pourra voir en Annexe I, rappelle les origines de cette construction théorique ébauchée dès 1964 – qui m’était apparue comme une complexification fondamentale indispensable pour problématiser ce qui était alors l’objectif principal de ma recherche sur “le processus de maturation sociale” de l’adolescence à l’âge dit adulte, à savoir …

… l’analyse des relations réciproques, dialectiques (en période de rapide transformation) entre les personnes individuelles au sortir de l’enfance et les multiples entités collectives (micro-, méso-, et macro-sociales) avec lesquelles elles sont ou entrent en contact, en re-groupement, selon diverses modalités qui constituent précisément ce qu’on peut appeler schématiquement la dialectique Personne↔Société, ou encore Psychologie↔Sociologie, notée ici par convention P↔S.

On peut dire schématiquement que cette dialectique exprime à la fois :

a) le fait que chaque locuteur peut s’exprimer en tant qu’instance Personnelle-Individuelle et/ou en tant que (ou au nom de) telle ou telle Instance Sociale-Collective.

b) et surtout le fait que toute pratique collective, toute (co)énonciation, se situent dans un contexte d’interactions réciproques et d’influences complexes[41] – ce pourquoi les liaisons entre ces deux plans sont, elles aussi, représentées par des flèches à double orientation.

Avec cette 3ème dimension d’analyse, traitée dans notre premier paradigme fondamental et cartographiée dans les Tableaux 1 et 6, le carré booléen ci-dessus (Figure 4) se complexifie en un schéma des principaux Registres de Sens en trois dimensions, de structure cubique – représenté dans le Tableau 5 (plus loin, en Annexe I).

 

La combinatoire de ce schéma tri-dimensionnel [42] n’est concevable qu’en postulant une homologie structurale entre les deux plans P et S, tout au moins du point de vue de nos registres de sens. On postule ainsi la possibilité théorique qu’il existe une correspondance terme à terme (au moins virtuelle) entre chacun des quatre registres de sens du plan P (locuteurs personnels, de type « Moi, je dis que… ») et chacun des mêmes registres de sens du plan S (locuteurs collectifs, de type « Nous, nous disons que… » ou « Eux, ils-elles disent que… ») – quand bien même certaines correspondances ne s’observeraient pas dans telle ou telle réalité empirique.

Dans cette grille d’analyse en trois dimensions bipolaires articulées, les interactions psycho-sociales sont grossièrement réduites et symbolisées par les arêtes du cube, avec la notation simplifiée PS, entre le plan « Personne » en face arrière et le plan « Société » en face avant du « cube » : là où opèrent les processus de communication, influence, prescriptions, incitations, mais aussi revendications, attentes, besoins et aspirations, citoyenneté, solidarités, engagement- désengagement-anomie….

Sous cette expression géométrique, c’est toute la problématique des équilibres métastables entre les citoyens, leurs classes sociales (au sens large) et leur société, entre la société civile et la société politique, avec toutes les modalités et modèles de résolution des contradictions, de gestion des conflits et antagonismes fondamentaux, qui se joue – bref c’est le problème du « lien social » et du « contrôle social », du rapport entre formes « mécaniques » et formes « organiques » de solidarité, entre anomie et solidarité, coopération et compétition, etc.

On pourrait dire aussi que c’est le problème des marges de liberté et d’autonomie des individus et de leurs groupes primaires librement constitués (avec capacité d’initiative et responsabilité) qui est ici en jeu – ce qui renvoie aux deux derniers critères de notre typologie des instances de pratiques sociales : regroupement spontané ou organisé, selon critères de type statutaire ou affinitaire.

Quelles sont les modalités de « lien social » que les us et coutumes, le régime politique (régulateur suprême et garant de la société civile, en théorie) et les codes réglementaires tolèrent ou instituent dans chaque société globale particulière?

La méthode comparative et longitudinale est ici nécessaire pour reconnaître les variations nationales et les transformations historiques qui différencient les sociétés nationales, qui opposent les sociétés totalitaires et/ou théocratiques par rapport aux sociétés démocratiques (plus ou moins libérales), quand bien même les libertés individuelles et collectives ne sont parfois qu’illusoires dans ces dernières!

Cette deuxième proposition paradigmatique, celle de la dialectique des principaux registres de sens, n’est ni une panacée ni une grille d’analyse autosuffisante mais plutôt un socle commun proposé a priori comme préalable pour la lecture-analyse sociologique d’une très grande majorité de discours. Il est par ailleurs évident que l’analyse des rares actes non langagiers suppose un traitement spécifique complémentaire, bien qu’intégré aux analyses discursives[43], notamment pour rendre compte des substrats matériels (environnements naturels et techniques), des gestes et de toute pratique sociale sans parole ni écrit.

Plus généralement, la question fondamentale suivante n’est pas traitée ici : comment problématiser et conceptualiser les articulations, l’enchevêtrement, de l’action et du langage sans asservir l’un à l’autre, pour pouvoir penser dans le même mouvement et la texture symbolique des actions (ou, en langage moins pédant mais ambigu, le « sens des actions ») et l’efficace pratique des paroles et écrits – dont on sait l’enjeu qu’ils représentent dans l’épistémologie sociologique[44].

Même parmi les « actes langagiers », les énoncés d’ordre prescriptif (ou mode déontique), qui expriment des normes de conduite pour autrui, voire des injonctions imposées à autrui, pourraient à la rigueur s’inscrire dans le registre « Concret et Valeur » si l’on assimilait le mode déontique des normes et obligations subies au mode axiologique et éthique des valeurs et modèles choisis. Bien que cette confusion soit parfois pratiquée, au prétexte que les modèles ne seraient que des prescriptions intériorisées, que les valeurs ne seraient que des intérêts sublimés par aliénation illusoire à l’idéologie dominante, je m’y refuse personnellement, sans pour autant verser dans la conception idéaliste qui ferait dériver les valeurs d’une quelconque « morale naturelle ».

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Le plan méthodologique des analyses sociologiques de discours

Concrètement, sur le plan méthodologique des analyses sociologiques de discours, à quoi peut servir cette grille de lecture complexe en termes de registres de sens?

Elle peut tout d’abord inciter le chercheur à ausculter certaines expressions courantes vagues et ambiguës, qui doivent probablement leur fortune à leur polysémie ou à leur imprécision sémantique – voire à leur instrumentalisation – comme pour les mots suivants : opinions et attitudes ou croyances et idéologies. On se posera alors, par exemple, la question de savoir si ces expressions recouvrent plutôt des représentations, jugements de réalité ou plutôt des orientations axiologiques, jugements de valeur, ou s’il s’agit d’un alliage mixte aux composants indiscernables, cet entre-deux[45] qui n’est pas position statique intermédiaire mais mouvement de va-et-vient interactif, oscillation et interdépendance dialectiques, réciprocité de perspectives.

Ensuite, et plus systématiquement, ce cadre a priori d’analyse descriptive invite le chercheur-observateur de la réalité psychosociale à opérer une décomposition spectrale des discours – par exemple à l’aide de termes « inducteurs »[46] dont la variété illustre l’hétérogénéité fondamentale et constitutive de tout discours. Il s’agit donc d’interroger d’emblée les énoncés du corpus à analyser – à l’aide de quelques questions-clés – en amont des questions classiques relatives aux contenus thématiques informatifs proprement dits (« de qui, de quoi ça parle …? » « Où, quand, comment, pourquoi, …? »).

Si ces questions-clés ne sont qu’implicites, il s’agit de les expliciter pour identifier les registres de sens des énoncés, par exemple avec cette question à choix multiples.

Le locuteur dit-il (ou « veut-il dire ») ce que lui-même (ou « tel autrui désigné ») perçoit du réel concret (sensations, informations, « percept »)  et/ou ce qu’il en ressent, en éprouve (sentiments, émotions, « affect »)  et/ou ce qu’il en comprend (conceptualisations, représentations, « concept ») et/ou ce qu’il « en pense » en bien ou mal (évaluations, critiques, « éthique ») avant même d’analyser les réponses sur « ce que » il (ou tel-s autrui-s désigné-s) perçoit, ressent, comprend, juge sans ignorer bien entendu les éventuels effets pervers, duplicités, euphémisations, litotes, sous-entendus, requêtes implicites, procès d’intention, et hypocrisies discursives, qui font par exemple que « montrer c’est inciter », « décrire c’est prescrire »[47].

Le tableau 4 (voir ci-dessous) propose une ébauche de cette méthode d’interrogation sociologique des énoncés discursifs – en termes de décomposition spectrale des registres de sens. Il voudrait illustrer comment tout énoncé composite, c’est-à-dire hétérogène quant à ses registres de sens, peut être « filtré » (lorsque c’est possible et utile de le faire) par un « prisme de décomposition spectrale » grâce à des termes « inducteurs » qui (telles les différentes longueurs d’onde de la lumière blanche) correspondent aux quatre principaux registres de sens qui se trouvent aux quatre angles du carré booléen, ou comment détecter les ambiguïtés, les mouvements d’oscillation dialectique qui parcourent éventuellement ces deux axes bipolaires articulés ainsi :

Axe onto-axiologique = Être ↔Valeur et   Axe praxéo-idéologique = Concret ↔Abstrait.

La place manque ici pour exposer les développements et les implications théoriques de ce deuxième paradigme et pour en montrer les applications méthodologiques potentielles, ainsi que pour montrer mieux et davantage comment ces deux paradigmes complémentaires forment ensemble une construction conceptuelle cohérente.

 

N.B. Le tableau 4 se lit de gauche à droite comme si on composait un menu à l’horizontale, en parcourant les colonnes

(dimension paradigmatique) de manière à former une phrase (dimension syntagmatique) telle que :

en souligné « [J’ÉCRIS pour Témoigner] Pour quoi NOUS NOUS sommes Mobilisés … »

en gras « [NOUS PARLONS pour Décrire] Ce qu’elles Préfèrent »

La partie gauche du tableau précédent traite du problème des « Adresses » (destinataires), de l’ « Écoute », du « Contrôle social » et des Rapports sociaux impliqués (Macro et micro…), avec leurs Ressources et leurs effets de Dominance, voire de Domination (Normes, Prescriptions et Contraintes)[48]. Dans la partie droite du tableau, les éléments suivis de [#] indiquent que les Actions « Non-Langagières » du FAIRE ne figurent ci-dessus qu’à travers ce qui en est DIT, ce qui invite à compléter ces lectures-analyses en termes de Registres de Sens des discours par d’autres observations directes sur les actions et décisions non verbales. Ces observations seront par définition centrées sur la dimension temporelle, qui est la matrice constitutive fondamentale de toute action ou activité (par ex. processus dynamiques Court /Moyen /Long Terme, Objectif/Programme, Projet/Bilan, Fins/Moyens, Stratégie/Tactique, Conflit/Apaisement, …)[49].

 

Conclusion : portée de ces propositions et perspectives d’avenir

Ces deux propositions paradigmatiques articulées contredisent les pratiques d’analyse de discours (notamment à base de lexicométrie) qui prétendent ne pas avoir de grille d’analyse a priori, par crainte des contaminations de la subjectivité, et qui reportent la phase d’interprétation le plus tard possible et le plus souvent sans autre garde-fous que la confrontation éventuelle entre collègues, après des traitements sophistiqués (statistiques ou autres) soi-disant objectifs et impartiaux [50].

Je suis quant à moi persuadé qu’on ne peut, sauf à se leurrer soi-même, se dispenser de grille d’analyse descriptive – c’est-à-dire d’un dispositif de questionnement a priori des corpus textuels – à ne pas confondre avec un système théorique d’hypothèses fortes fournissant des réponses à vérifier ou infirmer, ce qui n’est pas du tout le cas ici, mais pourrait l’être dans les phases ultérieures d’une analyse sociologique complète.

J’ajoute qu’il ne s’agit pas là d’une panacée pouvant se substituer à toutes nos pratiques habituelles mais plus modestement de préalables sociologiques généraux. Reprenant l’expression à la mode de socle commun, je dirais que de nombreuses options méthodologiques spécifiques et complémentaires peuvent et doivent se greffer sur ces paradigmes – selon les domaines de la vie sociale soumis à l’observation sociologique, selon les objets et problématiques de recherche et leurs orientations théoriques.

Par rapport aux applications informatiques éventuelles de ces propositions, il me semble que certains logiciels disposent déjà, au moins potentiellement et partiellement, de quoi prendre en compte ce genre de paradigmes[51]. Quoi qu’il en soit, la faisabilité informatique supposée de telles exigences ne saurait brider notre réflexion méthodologique. Inversant les rôles, pour une fois, ne pourrait-on pas – nous sociologues – prendre l’initiative de proposer à nos collègues, sociolinguistes d’une part et informaticiens d’autre part, l’équivalent d’un cahier des charges pour un ou plusieurs modules sociologiques de programme informatique, intégrables ou non à des logiciels existants?

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Postface : Note complémentaire concernant les critères de la « cartographie sociale »

Concernant le 1er critère

Les catégories produites ici par ce critère commode de la « taille » des groupes sociaux et du « mode de communication » devront intégrer au moins deux phénomènes récents qui font irruption sous nos yeux (et nos oreilles) et constituent des défis majeurs, à la fois théoriques et pratiques, d’ordre à la fois politico-économique, psychosociologique, sociologique et culturel.

a)      d’une part, les relations hybrides des NTIC (Internet), « trans-personnelles » ou « télé- interpersonnelles », notamment dans les forums de discussion, qu’on appelle aussi parfois « dispositifs de communication interpersonnelle de masse ». L’impact de cette irruption récente dans le paysage des échanges discursifs a été signalé à propos du tableau 1.

b)      d’autre part, ce qu’il est convenu d’appeler le processus de « mondialisation », tel qu’on peut le qualifier en fonction de l’abaissement sélectif des barrières douanières sans accomplissement d’une gouvernance mondiale, qui provoquerait décomposition des institutions nationales, perte de repères identitaires et exacerbation des conflits entre États nationaux et entre blocs géopolitiques.

Concernant le 2ème critère

Les pratiques sociales (et discursives) des groupes sociaux de type formel, organisé (moitié supérieure du tableau 1), peuvent être « encadrées » par des institutions au sens juridique du terme, avec organigrammes, textes écrits, codes, lois et règlements (par exemple en France, les Codes Civil et Pénal, les Codes de la Famille, du Travail, de la Concurrence et des Prix, des Déontologies professionnelles, les Codes de la Route, Municipal, de l’Urbanisme, de la Copropriété, etc.) et non seulement au sens sociologique, qui peut englober toute forme de relations et pratiques sociales coutumières. Ce critère évoque nécessairement tous problèmes de pouvoir et de normativité qui affectent les prises de parole et les libertés d’expression, nonobstant les limitations informelles, implicites – parfois les plus insidieuses – dressées par la coutume (sujets tabous, auto-censures, secrets de famille, aveux impossibles, omerta, etc.).

Bien entendu ces instances « organisées », et même certaines « spontanées », ne sont pas homogènes mais hiérarchisées et composées de « sous-instances » complémentaires, aux expériences vécues et statuts sociaux différents voire antagoniques (avec une sous-instance dominante), en tout cas polyphoniques et traversées par des visions du monde, des affects, des intérêts et des valeurs qui peuvent être contradictoires. Par exemple, les processus de « violence symbolique », de « double langage », d’« aveuglement spécifique du point de vue des idéologies dominantes » sont des manifestations bien connues de cet autre Paradigme fondamental que je désigne sous le syntagme “Rapports Fondamentaux de Dominance Sociale” (RFDS) : voir la note [1] en fin d’article, avec un lien vers une autre page de mon site.

Et, parmi les institutions, les États et/ou les fédérations supra-étatiques occupent une place à part, centrale, dans le dispositif – avec leurs attributions « régaliennes » et leur pouvoir de régulation, légitimation, caution, arbitrage ultime, coercition, recours suprême.

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Annexes

Annexe I

Le schéma (en 3D) du Tableau 5 ci-dessous est extrait d’un rapport d’étape (daté de 1964) pour une recherche sur le processus de « maturation sociale » de l’adolescence à l’âge dit adulte[52]. Datant de presque 50 ans, on peut le considérer comme une relique de mes premières intuitions. Il illustre et résume ce que je nomme maintenant le “Paradigme des principaux registres de sens”, en trois dimensions bipolaires articulées : CA, EV, PS…. c’est-à-dire dans mon jargon Concret↔Abstrait = dimension Bas↔Haut, Être↔Valeur = dimension Gauche↔Droite  et PS = dimension Arrière↔Avant.

 

La Figure 4 (plus haut) en est la version actuelle, simplifiée (en carré booléen) par absence de la 3ème dimension – celle des interactions dialectiques ‘Personne <-> Société’ [couple P<->S].

 

Dans cette abstraction schématique en trois dimensions du Tableau 5, le cube (qui prend ici la forme d’un parallélépipède rectangle) est dessiné « en perspective » :

le grand rectangle, S – face Avant du Cube au pourtour du schéma – localise la dimension Sociale alors que le petit rectangle, P – face Arrière du Cube au centre du schéma – localise la dimension Personnelle

Tableau 5. Trois dimensions bipolaires articulées (structure cubique) combinant les deux facettes constitutives des registres de Sens : [C<->A & E<->V] et de la dialectique [P<->S] = ‘Personne <-> Société’


Quant au Tableau 6 ci-dessous, contemporain du précédent, il fournissait également une grille de codification des différents groupes et groupements d’appartenance “statutaire” et d’adhésion “affinitaire” qui constituaient l’environnement social changeant de notre cohorte “expérimentale” d’adolescents et jeunes-adultes (13 – 25 ans) des deux sexes, observés en 1964 dans 5 unités résidentielles contrastées du point de vue socio-professionnel et urbanistique : l’objectif principal de cette enquête étant précisément d’analyser les contraintes sociologiques et les choix et décisions personnels de cette nouvelle génération de français urbains ( ou “Nouvelle Vague” ?) d’avant le séisme de 1968, selon la problématique psychosociologique que je nommais le “processus de maturation sociale”.

Tableau 6

Correspondant au Tableau 1 (plus haut), ce Tableau 6 présente la même Cartographie sociale appliquée

non pas aux discours produits et échangés mais aux instances au sein (ou “au nom”) desquelles ils sont produits

 

Par convention, on désigne ici par la lettre G toutes les entités collectives figurant dans ce tableau, à commencer par les Groupes et Groupements au sens propre, mais “pas que” – puisqu’en font partie aussi les réseaux sociaux (ancienne et nouvelle définition), les mouvements sociaux, les courants de pensée, les clientèles, les bandes, les foules, les classes sociales (au sens large), les institutions administratives, territoriales et politiques, etc … toutes “instances collectives” susceptibles d’agir et de s’exprimer au sein d’une société donnée (nationale ou/et internationale).

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Annexe II

en cours de révision

où il est question des modes de découverte des nouveaux paradigmes, notamment des “trouvailles” – qui impliquent la rencontre de certains contextes et d’une certaine métastabilité des connaissances des chercheurs ….

renvoi à la sérendipité : http://jacquesjenny.com/legs-sociologique/?page_id=1338

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Renvois bibliographiques

[1] Jacques Jenny, « Rapports sociaux de sexe et autres rapports fondamentaux de dominance sociale : pour une intégration conceptuelle des rapports sociaux fondamentaux », Cahiers du GEDISST, 1995, no. 13, pp. 109-130.

http://jacquesjenny.com/legs-sociologique/?page_id=1323.

[2] Pierre Rosanvallon, La contre-démocratie: la politique à l’âge de la défiance, Paris, Seuil, 2006.

[3] Jacques Jenny, « Le processus de maturation sociale de l’adolescence à l’âge adulte en milieu urbain contemporain », Rapport d’étape de convention de recherche pour la Délégation Générale à la Recherche Scientifique et Technique, Paris, 37 pages, 1965 (non publié).

[4] Ces règles méthodologiques classiques sont celles de la sociologie dominante des années 1960, telles que la propageait le fameux « Vocabulaire des sciences sociales » de Boudon et Lazarsfeld. Voir Raymond Boudon et Paul F. Lazarsfeld (dir.), Vocabulaire des sciences sociales; concepts et indices, Paris, Mouton, 1965.

[5] Atifi, H., Gauducheau N., Marcoccia M. L’expression des émotions dans les forums de discussion Internet. Communication au 2ème Congrès de l’A.F.S. (Association Française de Sociologie), Bordeaux, 2006.

[6] Michèle Huguet, Les femmes dans les grands ensembles; de la représentation à la mise en scène, Paris, Éditions du Centre national de la recherche scientifique, 1971.

[7] Serge Moscovici, La psychanalyse, son image et son public, 2ème édition, Paris, Presses Universitaires de France, 1976.

[8] Pour la première thèse citée, il s’agit de consultations psychothérapiques de femmes en déprime résidant dans le « grand ensemble » d’habitation de Sarcelles (en banlieue parisienne), rapportées à des articles de presse sur la « sarcellite ». Pour la seconde thèse, il s’agit de discours de psychanalystes (catholiques ou communistes ou autres) et de patients (idem) rapportés à des déclarations officielles de l’Église Catholique et du Parti Communiste Français, au départ hostiles à cette nouvelle discipline.

[9] Sur la « race » comme modalité de distinction-exclusion et sur les phénomènes d’autocensure et de refoulement en matière de racisme quotidien dans le langage de la presse écrite à grande diffusion des années 1960, à une époque où les expressions ouvertement racistes étaient peu tolérées dans l’opinion publique, voir Colette Guillaumin, L’idéologie raciste, genèse et langage actuel, Paris, Mouton, 1972.

[10] Les diverses instances de la personnalité peuvent être : inconscient, subconscient, préconscient, conscient, et/ou autres topiques, notamment freudiennes.

[11] Jacques Jenny, « Les discours sociaux sur ‘la jeunesse’ dans les années 60 : production, circulation, évolution et articulation aux pratiques sociales et représentations collectives ».  http://jacquesjenny.com/legs-sociologique/?page_id=1657.

[12] Marianne Ebel et Pierre Fiala, Sous le consensus, la xénophobie : paroles, arguments, contextes, 1961-1981, Lausanne, Institut de science politique, 1983.

[13] Dominique Desmarchelier et Marianne Doury (dir.), L’argumentation dans l’espace public : le cas du débat sur l’immigration, Rapport final d’enquête publié par le Groupe de Recherche sur les Interactions Communicatives (GRIC – Université Lyon II) et le Groupe « ANAlyse de COrpus Linguistiques, Usages, Traitements (ANACOLUT – ENS de Fontenay-Saint Cloud), 2001. Ce rapport de recherche analyse successivement sept grands corpus émanant d’instances diverses qui représentent les principaux éléments de ce que j’appelle dispositif circulatoire des instances de pratiques socio-discursives concernées par ce débat. Si l’on considère ces deux projets de loi comme le corpus central du projet ADI, les corpus des autres instances sont de trois types : institutionnel, médiatique, et oral non-médiatique (discussions entre étudiants et conversations chez un marchand de journaux).

[14] Francis Chateauraynaud, Prospéro: une technologie littéraire pour les sciences humaines, Paris, Éditions du Centre National de la Recherche Scientifique, 2003. http://jacquesjenny.com/legs-sociologique/?page_id=1769.

[15] Francis Chateauraynaud, « La contrainte argumentative: Les formes de l’argumentation entre cadres délibératifs et puissances d’expression politiques », Revue européenne des sciences sociales, 2007, vol. 45, no. 136, pp. 129‑148.

[16] in Tzvetan Todorov, Mikhail Bakhtine: le principe dialogique, Paris, Seuil, 1981 cité par Josiane Boutet, Construire le sens, Berne, Peter Lang, 1994, p. 65.

[17] Pour les marqueurs de stigmatisation de Goffman, voir Erving Goffman, Stigmate: les usages sociaux des handicaps, Paris, Éditions de Minuit, 1983.

Pour les marqueurs de domination ou « ligarèmes » d’Assaraf, voir Albert Assaraf, Quand dire, c’est lier: pour une théorie des « ligarèmes », Limoges, Presses Universitaires de Limoges, 1993.

[18] Voir par exemple la « grammaire des actes de civilité » analysée par le sociologue Patrick Pharo dans « Civility before law », Human Studies, 1992, vol. 15, no 4, p. 335‑359.

[19] Voir l’importance accordée par l’ethnométhodologie à la notion d’appartenance, avec ses allants-de-soi qui facilitent la communication au sein des groupes.

[20] Jacques Guilhaumou, La parole des sans: les mouvements actuels à l’épreuve de la Révolution française, Fontenay-aux-Roses, Éditions de l’École normale supérieure, 1998.

[21] Elihu Katz, « The Two-Step Flow of Communication: An Up-To-Date Report on an Hypothesis », The Public Opinion Quarterly, 1957, vol. 21, no. 1, pp. 61‑78.

[22] Stanley Milgram, Obedience to authority: an experimental view, New York, Harper & Row, 1974.

[23] C’est notamment le cas des journaux et débats télévisés qui sélectionnent, résument et amplifient les infos qu’ils estiment crédibles et dignes d’intérêt, contribuant ainsi largement à la production et à la cristallisation d’une pensée unique – surtout lorsqu’ils suscitent ou parrainent des sondages d’opinion et lorsqu’ils s’accouplent avec les nouvelles formules de communication interpersonnelle de masse (blogs et forums de discussion sur Internet).

[24] Gilbert Simondon, “Forme, Information et Potentiels”, Conférence faite à la Société française de Philosophie le 27 Février 1960, publiée avec la discussion “particulièrement vivante” qui s’ensuivit, Bulletin de la Société française de Philosophie, 1960, n° 4.

[25] Jean Grisez et Philippe Lherbier, “Les formes de vie professionnelle comme cas particulier du rapport Individu-Société”, Psychologie française, Octobre 1964, IX-3.

[26] John Langshaw Austin, Quand dire, c’est faire, trad. Gilles Lane, Paris, Éditions du Seuil, 1970.

[27] Frédéric François, « L’institution pédagogique, l’écrit et le ‘sujet en formation’ », Langage et société, 2005, no. 111, pp. 15-16.

[28] Aude Congnard, « Histoire de la philosophie occidentale, des Présocratiques à Descartes », Communication orale aux Conférences Clio, 2012.

[29] Émile Benveniste, Problèmes de linguistique générale, vol. 1-2, Paris, Gallimard, 1966.

Narciso Pizarro, « Langage et idéologie à propos du récit », Paris, École Pratique des Hautes Études, 1971.

Jenny Simonin-Grunbach, « Pour une typologie des discours », in Julia Kristeva, Jean Claude Milner et Nicolas Ruwet (dir.), Langue, discours, société: pour Émile Benveniste, Paris, Éditions du Seuil, 1975, pp. 85-121.

Marc Glady, Communications d’entreprise et identités d’acteurs. Pour une théorie discursive des représentations sociales. Thèse de sociologie à l’Université de Provence, 1996 (non publiée).

Olga Galatanu, « La construction discursive des valeurs », in Jean-Marie Barbier (dir.) Séminaire du CRF : Valeurs et activités professionnelles, Paris, L’Harmattan, 2003, pp. 87-114.

Philippe Schepens et Jean-Marie Viprey, « Exploration d’un discours schizophrénique », Communication orale au Groupe de Travail Analyse de Discours, Paris, Maison des sciences de l’homme, 10 décembre 2004.

Francis Chateauraynaud, « L’épreuve du tangible. Expériences de l’enquête et surgissements de la preuve », Raisons pratiques, 2004, vol. 15, Paris, École des Hautes Études en sciences sociales, pp. 167-194.

Jean-Pierre Malrieu, « Des mondes possibles aux mondes conflictuels : Une approche sociologique à la sémantique », 2005, [en ligne] Consulté le 1 décembre 2013 :  http://www.revue-texto.net/Inedits/Malrieu_From.html.

François Rastier, « De la signification au sens – pour une sémiotique sans ontologie », 2003, [en ligne] Consulté le 1 décembre 2013 : http://www.revue-texto.net/Inedits/Rastier/Rastier_Semiotique-ontologie.html.

François Rastier, « Le problème épistémologique du contexte et le statut de l’interprétation dans les sciences du langage », Langages, vol. 32, no. 129, 1998, pp. 97‑111.

Édouard Zarifian, Le goût de vivre, Paris, Odile Jacob, 2005.

[30] Paul-Henry Chombart de Lauwe (dir.), Famille et habitation: Un Essai d’observation expérimentale, vol. 2, Paris, Éditions du Centre national de la recherche scientifique, 1967.

[31] Jacques Jenny, « Le processus de maturation sociale de l’adolescence à l’âge adulte en milieu urbain contemporain », op. cit.

[32] Jacques Jenny, « Proposition pour l’élaboration d’une conception épistémologique cohérente et pour son application à la recherche en sciences sociales », op. cit.

Mes premières propositions sont restées sans écho significatif, sauf auprès des étudiants de l’Université de Montréal de 1967 à 1969. C’est plus récemment, au début de ce siècle, que je les ai appliquées aux analyses des discours.

[33] Jacques Jenny, « Un nouveau paradigme pour penser le changement ? Le processus d’individuation transductive, selon Gilbert Simondon », op. cit.

[34] Par exemple, les revendications d’identité, parfois fallacieuses et instrumentalisées, comme secondes par rapport aux processus historiques d’identification, jamais achevés.

[35] Philippe Schepens et Jean-Marie Viprey, « Exploration d’un discours schizophrénique », Communication orale au Groupe de Travail Analyse de Discours, Paris, Maison des sciences de l’homme, 10 décembre 2004.

[36] Jean-Pierre Malrieu, op. cit.

[37] Francis Chateauraynaud, « L’épreuve du tangible. Expériences de l’enquête et surgissements de la preuve », op. cit.

[38] On remarquera qu’il y manque la case « Éthique » (= « Abstrait et Valeur »). Cette « lacune » est caractéristique de nombreux sociologues français contemporains, Pierre Bourdieu en tête, qui semblent ainsi vouloir se prémunir contre les dérives idéalistes, au risque de rester sous l’influence d’un matérialisme primaire, marxiste ou non.

[39] Francis Chateauraynaud, op. cit., p. 14.

[40] Francis Chateauraynaud, op. cit., p. 20.

[41] Voir le dialogisme de Bakhtine déjà évoqué plus haut.

[42] Pour bien lire ce schéma en annexe, il convient de le voir comme une chambre cubique en perspective.

[43] Voir par exemple l’ensemble des actes du 9ème Colloque de Pragmatique de Genève, sur le thème « Les modèles du discours face au concept d’action », publiés dans les Cahiers de linguistique française, no. 26, 2004, et particulièrement la communication de Catherine Kerbrat-Orecchioni, qui conclut à la nécessité d’envisager une description intégrée des Actes Langagiers (AL) et des Actes Non Langagiers (ANL). Voir Catherine Kerbrat-Orecchioni, « Que peut-on ‘faire’ avec du dire », Cahiers de linguistique française, 2004, no. 26, pp. 27‑43. Et voir la communication de Laurent Filliettaz. Voir à cet effet : Laurent Filliettaz, « La place du contexte dans une approche praxéologique du discours. Le cas de l’argumentation dans les interactions scolaires », op. cit.

[44] Voir notamment les postures contrastées de Durkheim et de Weber sur ce point crucial, dans la petite pièce de théâtre de Claude Javeau, Conversation de MM. Durkheim et Weber sur la liberté et le déterminisme lors du passage de M. Weber à Paris: un dialogue philosophique, Bruxelles, Éditions Les Éperonniers, 1989.

[45] Frédéric François, op. cit.

[46] Selon l’expression de Nuttin dont la méthode est citée dans Feertchak. Voir Joseph Nuttin, Motivation et perspectives d’avenir, Louvain, Presses universitaires de Louvain, 1980 et Hélène Feertchak, Les Motivations et les valeurs en psycho-sociologie, Paris, Armand Colin, 1996, pp. 135-140.

[47] Selon l’expression de Daniel Bougnoux lue dans un article consacré au rôle de la télévision dans les émeutes juvéniles – masculines de certaines banlieues urbaines. Voir Daniel Bougnoux, « Du jour au lendemain avec Daniel Bougnoux », Fabrique de sens, 2006, [en ligne] Consulté le 1 décembre 2013 :  http://www.fabriquedesens.net/Du-jour-au-lendemain-avec-Daniel.

[48] Les nouvelles technologies de communication évoquées à propos de notre 1er paradigme sont capables de subvertir radicalement les types usuels de couples émetteurs-récepteurs « Qui/s s’adresse à Qui/s ? » et les frontières qui les séparaient jusque là dans des espaces bien distincts. Cf. par ex. le brouillage d’un nouveau type opéré par l’usage clandestin de téléphones portables preneurs discrets de sons et d’images au cours de réunions « privées » – avec diffusion sur blogs de propos “volés” à l’insu de leurs auteur(e)s. Quels en seront les impacts sur la langue de bois (médiatisée ou non) et sur les « voix off » (confinées ou non), … ?

[49] Rappelons ici que notre 2ème paradigme ne prend pas en compte ce qu’il est convenu d’appeler les « actes de parole » ou « énoncés explicitement performatifs » stricto sensu dont l’effet pragmatique est immanent à l’énoncé.

[50] http://jacquesjenny.com/legs-sociologique/?page_id=1759

[51] Par exemple, Lidia, Tropes, Prospéro, N’Vivo. Pour un inventaire critique de ces logiciels, voir Jacques Jenny, « Méthodes et pratiques formalisées d’analyse de contenu et de discours dans la recherche sociologique française contemporaine. État des lieux et essai de classification », op. cit.

et Jacques Jenny, « Logiciels d’Analyse Textuelle : Compléments de l’inventaire de 1997 », 2002 :

http://www.jacquesjenny.com/legs-sociologique/?page_id=1889

et      http://www.jacquesjenny.com/legs-sociologique/?page_id=1769

[52] Jacques Jenny, « Le processus de maturation sociale de l’adolescence à l’âge adulte en milieu urbain contemporain », op. cit.

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