Problématiques et Paradigmes

Recherche sociologique : Théorie

Grilles d’analyse, Problématiques et Paradigmes


La recherche est un processus complexe, qui opère par intégration dynamique de plusieurs facettes complémentaires et articulées – sans hiérarchie a priori, malgré que notre rationalité franco-jacobine (notamment dans l’intelligentsia parisienne) instaure une logique d’ordre entre d’une part la problèmatisation et la conceptualisation, au sommet, et d’autre part la techno-méthodologie à la base – et entre le travail théorique, “dans le ciel des idées”, et le travail empirique, “sur le terrain”.

La division du travail instituée et pratiquée au CNRS et dans la plupart des Universités françaises reflète cette hiérarchie, exacerbée jusqu’à des formes anachroniques de mandarinat et d’élitisme, voire jusqu’à des symptômes parfois pathologiques de mépris-répulsion / jalousie-frustration.

Ma formation initiale et mes premiers apprentissages, qui se sont faits simultanément – pendant l’âge “tendre” de la post-adolescence (16-18 ans) – devant l’établi de menuiserie et les machines à bois et sur les bancs d’amphithéâtre de la Sorbonne ne pouvaient m’incliner à accepter une telle conception hiérarchique, fût-ce à mon “avantage”, d’autant qu’elle m’apparaissait a priori anti-fonctionnelle.

D’où l’apparent désordre et dispersion de mes centres d’intérêt et de mes activités au sein même des laboratoires et équipes de recherche où j’ai été affecté : passant sans transition des travaux les plus techniques et matériels, voire manuels (par ex. installer des placards de rangement pour économiser de quoi budgéter les premiers ordinateurs de bureau), aux spéculations les plus théoriques et abstraites, circulant sans complexe entre les deux mondes au statut hétérogène que sont les chercheurs et les Ingénieurs – Techniciens et Administratifs (statut d’I.T.A.), entre les univers professionnels hermétiquement cloisonnés que sont par exemple les statisticiens et autres “quantitativistes” (obscurs mais aussi parfois prestigieux) d’un côté et les penseurs de l’autre côté de la barricade, maîtres de la parole et des écrits. Et les pires difficultés étaient inhérentes à mon projet (trop ?) ambitieux délibérément trans-disciplinaire de concevoir de nouvelles problématiques articulant et intégrant en un seul corpus théorique ce que l’Institution définit comme de la psychosociologie ET ce qu’elle définit comme de la sociologie : de quoi mécontenter les uns ET les autres, à l’heure même où l’on ne parle pourtant que de pluridisciplinarité (par juxtaposition et non par fusion).

Pendant une longue période, au grand dam de mes “patrons”, j’ai même divisé mes rapports d’activité annuels de chercheur au CNRS en 3 ou 4 parties selon la nature des travaux effectués pendant la période : manuels, administratifs, techniques et scientifiques. Il faut dire aussi que la pénurie de personnels formés aux exigences et compétences des travaux non exclusivement spéculatifs, pénurie flagrante surtout dans notre secteur des sciences humaines, contraignaient nombre de chercheurs non élitistes à une polyvalence professionnelle, certes pas toujours productive … au point de compromettre parfois le bon achèvement de certains programmes de recherche – ce qui fut parfois mon cas et me laisse encore maintenant de vifs sentiments d’amertume (symptôme de Zeigarnik ?).

Pour ma part, conscient de l’inadéquation des pratiques dominantes en matière de traitement des “données”, je me suis beaucoup investi dans la recherche statistique – au point d’inventer une méthode de traitement des répartitions numériques pluridimensionnelles (inspirée de la théorie de l’information) – et dans la réalisation d’un prototype de “règle à calcul informationnel”, puis dans la programmation informatique, compléments indispensables pour la mise en oeuvre de cette méthode. Et je suis persuadé de n’avoir fait ainsi que mon devoir de chercheur … même si les rapporteurs du Comité National du CNRS (section de sociologie), mes juges qui n’y comprenaient pas grand chose – comme en attestent certaines de leurs lettres, n’appréciaient guère ces jeux “normalement réservés” à d’autres.

L’apparition des ordinateurs de bureau a un peu bousculé cette division du travail de recherche, mais nos éminents professeurs et directeurs de recherche (au plus haut niveau du CNRS) n’y ont d’abord vu qu’un gadget et ont retardé leur diffusion dans nos labos et puis, ne pouvant plus s’y opposer, ils n’appréciaient guère au début que des chercheurs s’emparent de ces outils au point de concevoir eux-mêmes des logiciels, là où l’offre commerciale était inadaptée. C’était déjà vrai pour les applications de type mathématique et statistique – et ce fut aussi le cas pour les applications de type littéraire et sociolinguistique : les chercheurs qui ont conçu des programmes informatiques pour analyser des corpus textuels n’ont pas toujours reçu, ni en France ni à l’étranger, la reconnaissance institutionnelle à laquelle on pouvait légitimement s’attendre.

Tout cela pour dire que mes travaux sont parfois difficiles à classer dans les catégories usuelles de tout travail intellectuel, et que je tiens à affirmer la nécessaire interdépendance de leurs différentes facettes, leur bienheureuse fécondation mutuelle – que j’ai eu la satisfaction d’éprouver directement …

S’agissant des aspects plus spécifiquement théoriques, c’est à un autre obstacle que j’ai été confronté. Mon premier patron de recherche, que j’avais pourtant choisi par adhésion personnelle à ses options fondamentales et à ses thèmes de recherche, n’était pas du genre à souffrir de la concurrence sur le plan de la conceptualisation et des problèmatiques de la part des jeunes chercheurs. Entré très jeune dans son équipe, à 19 ans comme vacataire tout en suivant des cours à la Sorbonne (avec mon C.A.P. de menuiserie en poche), j’ai collaboré aux derniers travaux de sa thèse de Doctorat d’Etat dans une ambiance de confiance réciproque, ce qui m’a permis de me former “sur le tas” au métier de sociologue sur le mode du “compagnonnage” grâce à mes “maîtres-compagnons” Louis Couvreur et Paul Vieille – que je tiens à saluer ici avec gratitude.

Après avoir participé à plusieurs recherches collectives sous la direction du même patron, où j’avais acquis la réputation d’un spécialiste des protocoles d’enquêtes dites “expérimentales” (par ex. plans d’échantillonnage orthogonalisé pour neutraliser les effets d’interaction multifactoriels) et dans la même ambiance d’une franche collaboration où chacun y trouve son compte, j’ai éprouvé le besoin d’acquérir plus d’autonomie professionnelle – tant sur le plan théorique que sur le plan méthodologique. L’occasion m’en fut donnée sous la double forme d’un séminaire sur les “statistiques non paramétriques” (par le psychologue Lambert) et surtout d’un stage de formation permanente organisé à l’EHESS par Raymond Boudon et Vito Ahtik : ce stage, que presque toute ma génération de jeunes chercheurs sociologues du CNRS a fréquenté, s’inspirait directement des enseignements de Paul Lazarsfeld et de son équipe – en s’apppuyant notamment sur la récente traduction française (par R. Boudon) du célèbre “Vocabulaire de la sociologie”.

C’est principalement à Vito Ahtik que je dois d’avoir progressé dans l’explicitation de mes problèmatiques de recherche, précisément au moment où je venais d’obtenir un contrat de recherche à gros budget sur un thème qui ne manquait pas de justifications théoriques mais qui manquait de “grilles d’analyse” explicites. Ce stage me mit en confiance pour opérer ce saut épistémique pour passer des formulations du “sens commun” que j’avais hérité de mon patron à la construction consciente de cadres paradigmatiques, nécessaires à la fois pour choisir les questionnements d’enquête et pour guider les opérations de traitement, analyse et synthèse des “données” recueillies. Ce fut également ce stage qui me fournit une partie des méthodes intellectuelles, des “outils de la pensée”, que j’allais utiliser pour concevoir et mettre en forme ces cadres d’analyse théorique, à savoir principalement ce que Allen Barton appelle la “substruction des espaces d’attributs”, et ce que Gutman appelle la “classification à facettes”.

D’autres apports sont venus ensuite enrichir ma panoplie des “outils de la pensée”, principalement en provenance de la logique non-classique de Robert Blanché (son “hexagone logique”) et de la philosophie ontogénétique de Gilbert Simondon (son “processus d’individuation transductive”) – le tout dans le cadre général des épistémologies de Bachelard et de Canguilhem (complémentarité dialectique du ‘travailler les concepts’ “en in-tension” – constructions paradigmatiques – et “en ex-tension” –  observations empiriques des occurrences spatio-temporelles de faits réels), puis de Foucault.

On trouvera dans les pages (actuelles et à venir) du présent chapître de ce site des illustrations de la genèse de ces constructions, notamment sous forme de propositions communiquées périodiquement sans écho au Conseil scientifique de mon labo, qui identifient ce que j’appelle les “Dimensions d’analyse Constitutives Fondamentales” (ou D.C.F.) des “rapports dialectiques entre les différentes instances que sont les personnes, les groupes et réseaux, les classes et mouvements sociaux et les sociétés globales” (ainsi que je définissais mon projet transdisciplinaire évoqué plus haut, avec une persévérance qui m’attirait plus de sarcasmes que d’encouragement) .

Et l’on pourra constater le chemin parcouru entre le début de cette genèse (article bibiographique sur la “maturation sociale”, en 1962) et son aboutissement provisoire actuel (communication sur les “préalables aux analyses sociologiques des discours”, en 2007).

Laisser un commentaire