Responsabilités sociales des chercheurs

BREVES INTERROGATIONS sur les

 RESPONSABILITES SOCIALES SPECIFIQUES

des TRAVAILLEURS DE LA RECHERCHE

dans le secteur des SCIENCES HUMAINES et SOCIALES

[1]

Jacques JENNY – novembre 1981

Les débats actuellement provoqués par la préparation des Assises Régionales et du Colloque National sur le binôme officiel Recherche et Technologie ont au moins l’intérêt de poser publiquement le problème de la responsabilité sociale des scientifiques (en tant qu’institutions et en tant qu’acteurs personnels et collectifs) dans le processus de transformation / reproduction des structures et institutions sociales, des structures mentales et des pratiques sociales.

Mais une simple analyse superficielle des déclarations et des textes officiels, des procédures de “consultation” engagées en vue de ce Colloque, ainsi que des décisions d’ordre institutionnel en cours délaboration ou déjà prises (par exemple la création du Ministère de la Recherche et de la Technologie, avec son titre, ses compétences et attributions), nous amène à constater que la problématique générale de ce débat public est, dès son origine, structurée, encadrée, canalisée, organisée, orientée … d’une manière d’autant plus efficace qu’elle est insidieuse, subreptice … et qu’elle se réfère à des représentations collectives largement consensuelles et à une volonté politique désormais majoritaire (pour la réconciliation du pouvoir politique et du pouvoir culturel et intellectuel).

En effet, cette problématique générale peut être caractérisée de la manière suivante :

1 – On y postule que la connaissance est la source principielle de toute pratique, par la médiation de la “volonté, et dans ce processus on accorde à la connaissance de type scientifique un statut prééminent sur les autres formes et modalités de compréhension du réel ; ce qui empêche de reconnaître que toute connaissance (y compris la scientifique) peut être, simultanément et dialectiquement, rationalisation a posteriori de pratiques d’exploitation de la matière, du “milieu naturel” et des Etats, classes, groupes et personnes dominés, infériorisés … par les (idem : Etats, classes, groupes et personnes) dominants.

Autrement dit, ce processus SAVOIR–> VOULOIR–> AGIR occulte les rapports de POUVOIR, de force, et de dominance, dans lesquels s’originent, s’inscrivent et se réfractent et les conflits d’intérêt et les “problèmes” auxquels sont confrontés les différentes “instances” ou “acteurs sociaux” à tous les niveaux, et leurs “besoins de connaissance”.

2 – On y réduit les “partenaires” des producteurs du Savoir (pôle “Recherche”) aux seuls producteurs de savoirs-faires et de techniques (pôle “Technologie” du binôme officiel) techniques elles-mêmes réduites à leur signification usuelle la plus restrictive, ne s’appliquant qu’aux réalités d’ordre matériel, naturel et/ou industriel ou militaire.

Autrement dit, cette notion mécaniste d’”application” technique des sciences dites exactes ou expérimentales occulte le fait, maintenant reconnu comme fondamental, que cette soi-disant application s’origine, s’inscrit et se réfracte d’emblée dans un “contexte” social, avec des implications fort complexes et multiformes (où les divers aspects économique, historique, géopolitique, démographique, juridique, idéologique, éthique, culturel, psychosociologique, etc… sont plus ou moins directement impliqués selon les problèmes et les situations). Or cette inscription à partir de, dans et à travers le social, ces implications et cette complexité techno-sociopolitique constituent précisément un des “objets” d’étude fondamentaux des sciences dites humaines et sociales, même si cet objet a été quelque peu négligé (selon le processus bien connu d'”aveuglement spécifique”) pendant la phase conquérante et triomphante de l’industrialisation à l’exception des démarches de type dit ethnologique ou historique qui, précisément, selon la tradition académique, ne s’appliquent qu’aux sociétés “autres”), jusqu’au passé récent où les défis de la technologie (stricto sensu) ne peuvent plus être ignorés et provoquent un intérêt général pour les problèmes dits S.T.S. (“Science-Technologie-Société”).

Mais, plus fondamentalement, on peut se demander pourquoi, selon la définition élargie des mots “technique” et “technologie” (cf. par exemple Littré : “ensemble de procédés plus ou moins empiriques employés pour produire une oeuvre ou obtenir un résultat déterminé”), on ne reconnaîtrait pas l’existence d’une catégorie spécifique de technologies, disons d’ordre socio-politique ou symbolique, encore plus directement connectées, dialectiquement, avec les sciences humaines et sociales, comme le sont les technologies d’ordre matériel ou industriel, ou médical, avec les sciences dites physiques et naturelles.

 

3 – En conséquence de cette double réduction opérée implicitement sur les partenaires de la production du Savoir scientifique, on n’invoque les sciences humaines et sociales qu’en appoint résiduel a posteriori, pour limiter ou compenser les “dégâts du progrès”, apporter un “supplément d’âme”, …par rapport à un processus d’innovation technologique (stricto sensu) défini comme objectif prioritaire “pour sortir de la crise” …

Certes quelques bribes de discours laissent entendre que cette “crise” serait autant sinon plus d’ordre culturel et éthique que d’ordre économique et financier : et le Pouvoir cherche alors a mobiliser les énergies intellectuelles pour la définition de nouvelles “Valeurs”, de nouveaux “Objectifs de civilisation”, de nouveaux “Choix de société”…

Mais est-ce bien là la fonction des scientifiques professionnels en tant que tels ? N’est-ce pas tout autant la fonction des artistes et des philosophes ? la fonction de tous les citoyens organisés et groupés en Partis politiques, en Mouvements idéologiques et sociaux, en Syndicats professionnels et Groupes de pression ? N’avons-nous pas eu tendance, surtout grâce à l’emprise croissante des médias sur “l’opinion publique”, à nous laisser dessaisir de cette fonction prospective et “prophétique” (disons : “axiologique”) au profit de quelques maîtres à penser auréolés du prestige de la Science, de ses Institutions les plus élitistes et de ses médailles (prix littéraires et/ou prix Nobel, membres de l’Institut et/ou du Collège de France, etc…) même lorsqu’ils récusent eux-mêmes cette usurpation de fonction ?

En fait, il est symptômatique que les seules actions prioritaires déjà engagées par le Ministère dans le secteur des Sciences Sociales concernent l’emploi et les conditions de travail d’une part, la coopération avec les pays en voie de développement d’autre part, c’est-à-dire des problèmes très directement liés aux aspects économiques de la “crise”.

Plus fondamentalement, c’est tout le problème du rapport dialectique entre les différents registres, ou les différentes “instances”, des antagonismes et conflits sociaux (dans leurs formes inséparables de combat et de débat) qui est ici posé implicitement, et mal posé du fait même de ces occultations reductionnistes (cf. points 1 et 2 ci-dessus) ; à savoir entre les instances scientifiques et “technologiques” (lato sensu) qui nous concernent professionnellement et les autres instances plus spécifiquement “politiques” (notamment, dans la sphère institutionnelle des Appareils d’Etat stricto sensu), “idéologiques” (notamment dans la sphère institutionnelle des Appareils Idéologiques d’Etat, mais aussi dans les autres systèmes et mouvements de pensée : représentations collectives, doctrines et croyances, mythes et mémoires collectives, imaginaires sociaux, etc…), et “sociales” (notamment au sens étroit de mouvements d’opinion et d’intervention de la “société civile”), instances qui nous concernent tout autant, en tant que citoyens et être humains “comme tout le monde”.

En se référant à un tel polynôme “Science et Technologie et Idéologie et Société et Pouvoir”, (au lieu du binôme officiel “Recherche et Technologie”), on risquera moins d’éluder certaines responsabilités fondamentales, dans l’analyse de “la crise”, et de négliger d’autres perspectives de “bout du tunnel” (notamment, et bien au-delà des apparences actuelles de régionalisation, la perspective d’un développement socio-économique, sociopolitique, socioculturel … délibérément plus “autocentré” …).

On risquera moins, également, de s’enfermer dans des analyses et des slogans aussi simplistes et inefficaces que généreux et/ou humanitaires, tels que : “la recherche au service … de la demande sociale … des travailleurs, … du Tiers-Monde, … des groupes défavorisés, … des cultures opprimées, etc…

En revanche, on risquera de mieux connaître,

–  d’une part, le fonctionnement du dispositif d’ensemble de la recherche et de la technologie en Sciences Sociales, avec ses différentes instances et filières de production, diffusion, communication, régulation, etc…

–  d’autre part, ses articulations dialectiques avec les autres secteurs du dispositif scientifique et technologique (domaines dits de la matière et du rayonnement, de l’Univers naturel et de la vie, des mathématiques et de la logique).

–  et enfin et surtout, ses articulations dialectiques avec l’”environnement” du dispositif (qui, bien évidemment, interfère avec l’intérieur), articulations, observables non seulement par les demandes et commandes explicites ou potentielles, mais aussi par les usages sociaux implicites, diversifiés, différés, par les impacts directs et indirects des sciences et technologies sociales, elles-mêmes polymorphes et pluralistes …

On risquera également de progresser dans l’analyse, à double facette politico-scientifique, des diverses formes et modalités de responsabilité sociale objective des travailleurs de la recherche en sciences humaines et sociales, selon qu’on est plus ou moins directement, manifestement, explicitement, “engagé” dans un processus de recherche finalisée, ou selon qu’on est plus ou moins “protégé” des sollicitations et préoccupations d’origine socio-politique, socio-économique, socio-culturelle …, avec l’illusion de l’autonomie de décision et de l’irresponsabilité (mythes de la liberté académique, du ghetto, de la tour d’ivoire, du point de vue de Sirius, …) …

Et on s’orientera vers l’élaboration de nouvelles formes et modalités de régulation, évaluation, “étude d’impact”, “contrôle démocratique” (au sens anglo-saxon de maîtrise collective du dispositif et des processus) des activités scientifiques , idéologiques et techno-politiques de notre secteur, qui satisfassent à la fois les exigences intrinsèques de la production de connaissances (faits et idées) et de savoirs-faires, et les exigences civiques et politiques concernant la (re)production / transformation des rapports sociaux, institutions, structures mentales et comportementales…

Dans cette recherche d’une problématique alternative, conceptuellement plus rigoureuse et (potentiellement) plus efficace que la problématique officielle et dominante, on s’intéressera particulièrement aux quelques propositions et observations suivantes :

1 – La recherche scientifique en général, et plus spécialement encore celle de notre secteur, n’est qu’une pratique de connaissance, qu’une approche de la réalité, parmi d’autres. Il ne s’agit pas là d’un anti-scientisme primaire qui consisterait à nier la fécondité heuristique et pratique de la démarche rationnelle et expérimentale, et à verser ainsi dans la magie et le subjectivisme intégral : il s’agit tout simplement de reconnaître le dilemme fondamental selon lequel la puissance du raisonnement scientifique, lorsqu’elle s’applique à des “objets” de plus en plus parcellisés et disjoints (selon la dynamique propre à toute spécialisation), ne tend à s’exercer que sur des phénomènes et processus sans pertinence, ou à nier les interdépendances, les interférences… de chacun de ces objets avec le reste de l’univers, matériel organique et humain.

D’où les défis majeurs des technologies contemporaines, à la fois matérielles et sociales, dans leurs mises en oeuvre militaires, industrielles, médicales et/ou politico-administratives, que les schémas et les découpages traditionnels de la pensée et de la pratique scientifiques et politiques semblent incapables de relever.

D’où l’intérêt des perspectives offertes par des paradigmes scientifiques plus synthétiques, transdisciplinaires, aussi dialectiques que possible (notamment, mais pas exclusivement, dans le courant écosystémique de la “Nouvelle Alliance”), et par les mouvements sociaux de l’écologie politique, susceptibles de constituer les fondements d’une réconciliation (?) des êtres humains avec leur “milieu naturel” et avec eux-mêmes. Mais gare aux amalgames oecuméniques ou réductionnistes, telle la sociobiologie des temps présents !

2 – Mais qu’en est-il plus spécifiquement de cette “technologie sociopolitique” dont la conscience collective ne semble pas avoir encore nettement perçu les filiations (ou inspirations, ou légitimations) scientifiques et dont, par conséquent, la “communauté” des sciences sociales n’a pas encore assumé la co-responsabilité ? D’une manière générale, les personnels de la recherche (chercheurs et collaborateurs techniques) en sciences humaines reconnaissent maintenant volontiers que leurs travaux ont, au moins potentiellement, un impact sur le plan des idées et des systèmes de représentations collectives à plus ou moins court terme, même lorsque ces travaux portent sur des périodes historiques très éloignées ou sur des sociétés très “étrangères” : en concurrence avec les romanciers, essayistes, journalistes, artistes, explorateurs, vulgarisateurs (de René GOSCINNY à Eve RUGGIERI…), on se perçoit comme coproducteurs de la mémoire collective, de l’imaginaire social. Et, comme ces idées irriguent le corps social et ses “acteurs”, on admet que toute pratique peut être, finalement, “influencée” par elles, même si on ne s’appelle pas MARX ou FREUD. La plupart des scientifiques de notre secteur sont assez flattés de ce potentiel d’influence et, persuadés d’être toujours à l’avant-garde du progrès sur la voie de la “vérité” et des “idées justes”, revendiquent même parfois explicitement ce rôle “idéologique” (au sens noble, bien entendu, et pour la “bonne cause” !).

Nos confrères des sciences dites exactes ne sont d’ailleurs pas en reste sur ce terrain, car ils sont maintenant conscients du “coefficient idéologique” que comporte tout paradigme, toute théorie, tout énoncé scientifique, voire toute méthodologie, et ceci indépendamment de leur propre désir ou intention manifeste. Il n’y a pas si longtemps, en revanche, ces mêmes confrères n’assumaient pas volontiers la co-responsabilité des “applications techniques” plus ou moins directement dérivées de leurs expériences de laboratoire. Ou, plus exactement, ils avaient tendance à distinguer, d’un coté, les “bonnes” applications (pour le progrès de l’humanité…), dont ils acceptaient d’être crédités, surtout s’ils en avaient dirigé la mise en œuvre [2] et, de l’autre, les “mauvaises” applications ou les effets pervers c’est-à-dire non intentionnels (“on n’avait pas voulu ça !”) de la science, voire les perversions technologiques (notamment militaires) renvoyées dans la sphère des responsabilités éthiques et politiques (tel Ponce PILATE), même lorsqu’ils y avaient été peu ou prou associés.

Et il a fallu, surtout dans les pays anglo-saxons, la pression de mouvements d’opinion regroupant des chercheurs “responsabilisés” et des citoyens “concernés”, avec leurs deux options (réformiste et radicale, voire anti-scientiste), pour que l’on prît enfin conscience que la responsabilité sociale collective des travailleurs scientifiques était toujours objectivement engagée, indépendamment des intentions personnelles des chercheurs, de leurs états d’âme et de leur couleur politique, et des orientations technologiques, “bonnes ou mauvaises”, des décideurs, cette nouvelle espèce d’acteurs sociaux bien placés dans le dispositif d’ensemble pour devenir des boucs-émissaires.

En revanche, dans le secteur des sciences sociales, on ne se reconnaît encore responsable que des “applications” techno-politiques (et de l’enseignement) que l’on opère soi-même consciemment et, bien entendu, pour le bonheur de l’humanité, voire pour la justice sociale, pour les libertés démocratiques… Tels, par ex., les objectifs de l’Institut de Sociologie du polonais ZNANIECKI, entre les deux guerres : “enseigner un maximum de technologie sociale pratique à tous les travailleurs que leurs activités professionnelles mettent peu ou prou dans le cas d’affronter les problèmes sociaux” [3]… Tels, également, les objectifs déclarés de la plupart des bureaux d’études ou centres de “recherche-action”, des instituts de formation permanente … dans le secteur dit “social” de la France contemporaine.

Mais que l’on vienne à s’interroger, par ex., sur la perversion du débat démocratique traditionnel par les pratiques désormais institutionnalisées du sondage d’opinion et du marketing électoral, ou sur la sélection et la stigmatisation sociales par des pratiques discriminantes d’apparence “objective” (par ex. tests psychométriques, Q.I., fichier GAMIN des enfants “à risques”, fichier des élèves “en situation d’échec scolaire”…), ou sur les réseaux incontrôlables dé traitement informatique des “données individuelles” (problème relevant de la Commission impuissante “Informatique et Libertés”), ou sur les techniques de manipulation des groupes et des personnes, etc… etc… , nul ne songe à faire partager la responsabilité de ces “technologies sociales” efficaces par les chercheurs et universitaires qui ont contribué non seulement à énoncer les théories apparemment innocentes de l’opinion publique, de la mesure de l’intelligence, de la dynamique de groupe, des handicaps socioculturels, du “data analysis”, etc.. etc… mais encore, parfois, à expérimenter ces pratiques sociales dans leurs laboratoires et centres de calcul… “pour la bonne cause”.

Quelle sorte d’HIROSHIMA sociopolitique ou socioculturel faudra-t-il subir pour que nous prenions enfin conscience que notre responsabilité collective est effectivement engagée dans ces mises en oeuvre technologiques, même si elles sont contraires à nos voeux et à nos revendications ?… tout comme des physiciens atomistes commencent à se reconnaître coresponsables de tout ce qui se fait, malgré ou contre eux, dans le nucléaire civil et militaire, “au nom de la science”, et des biologistes de tout ce qui se fait, malgré ou contre eux, dans le génie génétique, “au nom de la science, mère du progrès technique”.

3 – Enfin, il faudrait pouvoir analyser plus finement les processus de diffusion d’ordre idéologique qui accompagnent toute diffusion dordre technologique, ainsi que la fonction plus directement idéologique qui est spécifiquement de la responsabilité des sciences humaines et sociales, comme on l’a rappelé plus haut, même et surtout lorsque certaines disciplines contractent des alliances avec des sciences de réputation plus “exacte”, plus “dure” (par ex. l’actuelle sociobiologie).

En tant que productrices de discours, de légitimation et d’évaluation critique de notions et concepts largement diffusés dans le langage quotidien de tout le monde (par ex. le sexe, la race, l’intelligence, la société – globale ou pas – , la communauté scientifique, la lutte des classes, le conflit des générations, la guerre des sexes, le transfert des technologies, le développement économique mesuré par le seul P.I.B., etc..), nos sciences sont engagées en première ligne sur le front idéologique du combat social et politique [4]. Mais elles n’y sont pas engagées dans un seul et même camp, face à un adversaire mythique qui serait l’obscurantisme, privé de l’appui scientifique. Elles se trouvent en fait engagées dans la plupart des camps idéologiques (à l’exception des totalitarismes, qui ne supportent aucune distanciation critique), aux côtés de groupes d’intérêt et de classes sociales auxquelles elles s’identifient avec plus ou moins de succès : cf. la difficile collaboration, “organique” ou pas, entre les intellectuels d’une part, et les partis politiques, les collectivités locales, les administrations publiques et parapubliques, et les mouvements sociaux (syndicalistes, féministes, antiracistes, régionalistes, écologistes, consuméristes, pacifistes, coopératifs, etc… ) d’autre part.

Enfin, nos sciences ne disposent pas d’arme absolue pour convaincre. Elles parlent, raisonnent et argumentent avec les armes plus ou moins banalisées de la pensée et du langage dominants (dans leur société et leur époque), qu’elles ont elles-mêmes contribué à imposer (cf. par ex. Descartes, Claude Bernard, Durkheim, … et autres discours dits “fondateurs”) et qu’elles continuent de légitimer par leur seule existence institutionnelle et légiférante. Et, lorsqu’il arrive à certains pionniers d’ entrevoir que ces armes sont anachroniques pour une nouvelle progression de la pensée (ce qui semble être le cas de la période actuelle, où fleurissent des essais de “discours de la méthode”), ils sont confrontés au dilemme de ne plus pouvoir communiquer avec “tout le monde” et de ne pas encore pouvoir imposer leurs nouveaux paradigmes à la “communauté des savants”, dont on sait bien maintenant (cf. les travaux de KUHN) qu’elle est tout autant que les autres collectivités humaines : conservatrice, sclérosée, “normalisée”….

CONCLUSION

Dans une telle problématique, les barrières peuvent s’estomper entre les secteurs dits de la matière et de la “nature” et les secteurs dits de l’homme et de la “culture” (ainsi que les effets de dominance des premiers sur les seconds), sans pour autant laisser la place à une indifférenciation généralisée ou à un amalgame syncrétique – si l’on convient qu’il existe bel et bien des ordres de phénomènes différenciés, en réciprocité de perspectives dans une totalité structurée et évolutive…

Dans une telle problématique, également, on ne confondra pas le kaléidoscope actuel des nombreuses disciplines scientifiques (avec leurs découpages plus ou moins arbitraires), qui n’ont “à connaître” que des objets de moins en moins “pertinents” parce que de plus en plus parcellaires, avec un éventuel projet totalitaire de connaissance rationnelle et de rationalisation de l’univers ; on ne confondra pas les modestes ambitions cognitives de chacune des “spécialités” de la connaissance scientifique avec d’éventuelles prétentions scientistes à dominer le Monde par la Raison Universelle ; on ne confondra pas sciences et Science, sciences et OmniScience.

En ce qui nous concerne, travailleurs des sciences sociales “fondamentales” (ou “irresponsables”) et/ou “finalisées” (ou “responsables”), nous admettons qu’il existe, de fait, en même temps :

1 – une relative autonomie de définition des objectifs et des méthodes, de découpage des objets et des disciplines, des critères d’évaluation, de contrôle professionnel, de reconnaissance sociale et de gratification pour chacun de ces deux grands types de recherche l’un par rapport à l’autre ;

2 – et une interdépendance effective, objective (même si on se refuse à la reconnaitre), d’une part, entre l’un et l’autre et, d’autre part, entre l’ensemble du dispositif institutionnel qu’ils forment et les autres instances de la pratique sociale (ce qu’on appelle parfois les “partenaires de la recherche”, concernés de près ou de loin par ces productions de connaissance d’un type particulier, et plus ou moins informés et conscients de ce concernement objectif) ;

à ceci près que cette dépendance mutuelle peut âtre plus facilement niée par les “fondamentalistes” : illusion de la distanciation critique absolue – le fameux “point de vue de Sirius” – de la gratuité, du “désintéressement” de la neutralité, voire revendication d'”irresponsabilité” (n’avoir par principe de compte à rendre à personne, au nom de la sacro-sainte “liberté académique”] ; et report sur les technologues et les idéologues, les industriels, les marchands, les politiciens et les “travailleurs sociaux”… de la responsabilité des éventuelles “mauvaises applications” des découvertes scientifiques. On notera d’ailleurs au passage que cette illusion d’indépendance, jointe à certains petits avantages (pour les seuls “chercheurs plein-temps”, type CNRS), de liberté d’emploi du temps, par ex. (avantages tout aussi illusoires…), provoque une survalorisation de ce type de recherche, qu’on n’hésite pas parfois à qualifier de “pure”, “désintéressée”, avec un effet de dominance tel que les autres types de recherche, et a fortiori les autres types de pratiques sociales, malgré une “utilité sociale” éventuellement reconnue par tous et de manière incontestable, sont souvent traités comme des genres mineurs.

Autrement dit, il n’est pas contradictoire de revendiquer à la fois, et dans le même élan :

1 – une autodétermination collective des orientations et programmes de recherche fondamentale, par un débat “démocratique” permanent au sein du panier de crabes scientifiques (ce qu’on appelle parfois la “communauté scientifique”), et ceci à tous les niveaux de regroupement (de l’équipe élémentaire à l’ensemble du dispositif institutionnel), de coopération et d’échanges transversaux.

2 – une responsabilisation, personnelle et collective, des producteurs de connaissances prétendument fondamentales, ne serait-ce qu’en contrepartie des dotations budgétaires prélevées sur la plus-value par décision du pouvoir politique. Un tel processus de responsabilisation exigerait d’autres instances et procédures de sensibilisation-information-discussion et de débats publics contradictoires (impliquant tels ou tels “partenaires” ou “publics”, selon les thèmes et problèmes) que les instances et procédures actuelles de “vulgarisation” qui maintiennent le public captif, sous le charme, désuet et discret, de savants plus ou moins mythisés.

3 – une co-détermination des orientations et programmes de recherche “finalisée” par négociation entre les “maîtres d’oeuvre” (qu’ils soient : organisations syndicales ou patronales, collectivités locales, entreprises nationalisées ou privées, administrations publiques, mouvements associatifs à vocation spécifique…) et les chercheurs de ce type de recherche, selon un partage des responsabilités, droits et obligations mutuels (de la conception des projets à la publication des résultats), aussi transparent que possible, et dans le respect de la spécificité de chacune des parties.

Si on parvenait à se mettre relativement d’accord sur de tels présupposés d’analyse et principes revendicatifs, au sein d’un groupement dynamique, transdisciplinaire, transcatégoriel et transinstitutionnel (comme voudrait l’être “Rencontres en Sciences Sociales”), on pourrait restructurer le débat actuel en une série de thèmes-clés qui s’articulent et se renvoient les uns aux autres dans un questionnement collectif plus cohérent et moins équivoque.

Parmi ces thèmes-clés, on retrouverait évidemment ceux déjà pris en charge par les organisations syndicales et professionnelles, comme celui du statut (ou des statuts) des personnels de la recherche, celui des conditions et des moyens de travail, celui de la participation aux décisions programmatiques (orientations de recherche prioritaires, transparence et contrôle des jugements scientifiques,…). Mais on pourrait aussi développer et orienter le débat autour de quelques thèmes négligés ou brouillés par la problématique dominante, tels que ceux de la division hiérarchique et fonctionnelle du travail de recherche (notamment avec analyse approfondie du mandarinat comme sous-système spécifique, particulièrement nocif dans notre milieu), ou des “aires d’ancrage géopolitiques de la recherche” (problème des solidarités/antagonismes aux différents échelons de regroupement social et institutionnel : de la “localité” à la “mondialité”).

Parmi ces thèmes occultés dans le débat public actuel, on s’interrogera – pour finir – sur le problème de la fonction et du contrôle d’un élément du dispositif d’ensemble de la recherche en sciences sociales qui nous paraît aussi important stratégiquement qu’il est discret et secret dans la réalité actuelle : nous voulons parler de ces “instances médiatrices” qui remplissent la fonction d'”interfaces”, de “charnières”… entre les organismes de recherche fondamentale, lés organismes de recherche finalisée, les différentes instances (plus potentielles qu’actuelles) d’expression diversifiée de “besoins de connaissance scientifique” et l’Appareil d’Etat, supposé représenter l’”intérêt général”, du moins dans le cadre national et régional.

Dans notre secteur scientifique comme dans les autres, on peut constater l’importance croissante de ces instances (par ex. chargés de mission auprès des Ministères, gestionnaires de recherche, comités d’appels d’offres, incitations thématiques pluridisciplinaires…), qui fonctionnent le plus souvent sans le moindre contrôle (et parfois même sans contrôle politique apparent !). Nous disposons déjà de quelques analyses rétrospectives (par ex. Amiot, Drouard, Fraisse…) des effets complexes de ce système opaque et occulte d’incitation sélective à la recherche en sciences sociales, des contradictions qu’elles ont eu à gérer… On pourrait poursuivre et multiplier ce type d’analyses et revendiquer comme un droit politique, en accord avec tous les “partenaires sociaux” concernés, la transparence des opérations de ces instances (définition des “problèmes à traiter”, formulation des appels d’offre, publication des appels d’offre, sélection et adjudication des projets, évaluation des rapports d’enquête, exploitation synthétique des résultats, diffusion des rapports et des synthèses, des controverses auxquelles ils ont donné lieu…), condition nécessaire, mais non suffisante, pour l’exercice d’un double contrôle, politique et scientifique, de ces lieux jusque là propices à la magouille.

II n’est sans doute pas recommandé de créer de nouveaux organismes permanents, qui deviendraient très vite inadaptés à cette fonction essentielle, dans l’ensemble du dispositif, de mise en relation réciproque des “offres” et des “demandes” ; mais on peut imaginer le renforcement des moyens attribués à des instances à durée limitée, souples et nerveuses, telles que des “agences thématiques ad hoc”, des “commissions d’enquête à objectif spécifique”, où siégeraient des représentants mandatés, et contrôlables, des diverses catégories de partenaires sociaux concernés, ouvertes sur l’”opinion publique” par l’intermédiaire de journalistes de la presse d’opinion et de journalistes scientifiques.

A ce thème des instances médiatrices et de la souplesse du dispositif d’ensemble, on pourrait adjoindre celui des garanties et des incitations, tant d’ordre budgétaire que d’ordre statutaire, permettant à la fois la mobilité volontaire et/ou l’adaptation des personnels d’une fonction à une autre (y compris, par ailleurs, aux fonctions d’enseignement, de formation continue, de diffusion orale, d’animation de débats à l’intérieur et à l’extérieur de la “communauté” scientifique, d’administration de la recherche, voire de “suivi des applications” de la recherche hors des laboratoires…),

et la continuité des programmes de recherche à long terme ou “à accumulation permanente” (tant pour la recherche finalisée que pour la recherche fondamentale), dont les équilibres ne doivent pas être menacés par l’asphyxie budgétaire ou par des détachements ou mutations imposés de personnels.

C’est dans ce cadre que peuvent être discutés les projets de “statut unique des travailleurs scientifiques”, et de création de “corps professionnels” plus ou moins homogènes et polyvalents…..

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nota bene : La réflexion proposée, au début de cet article, concernant les “technologies socio-politiques” n’est pas une spéculation purement hexagonale ou marginale, comme on pourra s’en rendre compte, par ex., d’après la récente allocution inaugurale de Richard C. ROCKWELL à la Conférence communs IFDO-IASSIST [Grenoble, septembre 1981) sur “l’impact de l’informatique sur les recherches en sciences sociales”.

On trouvera en ANNEXE, à la page suivante: l’introduction et la conclusion de cette allocution, traduite en français par Frédéric BON, Institut d’Etudes Politiques de Grenoble.

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ANNEXE

 

NOTE SUR LES SCIENCES SOCIALES COMME PRODUCTRICES DE TECHNOLOGIES

 

Richard C. Rockwell, Social Science Research Council,

WASHINGTON, D.C, U.S.A. – 1981

 

Cette conférence est centrée sur l’informatisation – la principale technologie de la fin du XXème siècle – et sur ce qu’elle signifie pour les sciences sociales. Dans les remarques qui suivent, j’examine la production de nouvelles technologies par les sciences sociales elles-mêmes. La recherche en sciences sociales est la source de nombre d’innovations technologiques qui ont démontré leur utilité et leur valeur sur le marché commercial. Cette assertion peut être appuyée par des exemples ou des discours, mais ne peut pas encore être fondée sur les résultats d’une recherche systématique et de mesures quantitatives. Dans cette communication, je voudrais développer quelques approches pour la mesure des Technologies en Sciences Sociales (T.S.S.) et suggérer des hypothèses de recherche aux chercheurs en sciences sociales qui s’intéressent à ce domaine.

Conclusion

Les chercheurs en sciences sociales ont conduit d’importants travaux sur les technologies produites par les sciences physiques, chimiques et biologiques. Leurs recherches englobent l’accident nucléaire de Three Mile Island en Pennsylvanie ; les effets sociaux de l’aviation et de l’ascenseu ; le métier à tisser Jacquard ; les autoroutes et les aéroports ; et les systèmes d’irrigation. Des théoriciens des sciences sociales comme Ogburn, Lenski et Hawley accordent une place éminente à la technologie. Des revues scientifiques internationales publient des articles d’économistes et de sociologues sur la science et la technologie.

Ce qui manque à nos propres recherches, à nos théories et aux conseils que nous donnons aux statisticiens, c’est l’idée que les sciences sociales font partie intégrante du système de la science qui produit les technologies à l’oeuvre dans l’économie. Il s’agit presque d’une discrimination à l’égard de nos propres connaissances, comme si nous préférions l’aspect exotique du travail des autres disciplines.

Comprises au sens large, les statistiques et la recherche sur la science et la technologie doivent inclure les T.S.S. dans leur domaine. Les T.S.S. sont importantes pour la société, la politique et l’économie ; les chercheurs qui travaillent sur la science et la technologie tireront un grand profit de leur étude.

 

 


[1] Par convention, tout au long de ce texte, nous engloberons sous le qualificatif de “social” tous les aspects, dimensions, facettes, instances, registres, etc… qui constituent le “phénomène social total”, en dépit des découpages sémantiques et disciplinaires par lesquels on essaie de “comprendre approximativement” cet “objet” éminemment complexe, et par surcroît pas aussi “objectivable” que le voudrait la démarche dite scientifique.

[2] cf. par ex. l’analyse des pratiques de PASTEUR, par Bruno LATOUR : comment un laboratoire transforme la société”

[3] article sur “l’état actuel de la technologie sociale”, paru en 1939 et commenté par Janina MARKIEWICZ-LAGNEAU dans un article sur Stanislas OSSOWSKI.

[4] Cf. à ce titre la nouvelle revue trimestrielle “Le genre humain” et son premier numéro sur “la science face au racisme”.

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