Questionnaires (« quantitatifs ») et Entretiens (« qualitatifs »)
Article paru dans un n° spécial de la revue Utinam (revue de sociologie et d’anthropologie), Paris, Editions L’Harmattan, 2000, pp. 20-47. Sous le titre “L’analyse des trajectoires : Ressources qualitatives et quantitatives ?”, ce n° spécial rend compte de la Journée du 22 Juin 1998 organisée à l’Université de Versailles / St-Quentin-en-Yvelines, conjointement par les laboratoires PRINTEMPS et GEDISST, sur le thème :
Questionnaires et entretiens face aux trajectoires : quels appariements ?
Introduction : Quelles logiques de recherche ?
Jacques Jenny, GEDISST-IRESCO-CNRS
Jacques Jenny a participé tout au cours de l’année 1998 aux travaux de l’Atelier “Analyse longitudinale” organisé par le laboratoire PRINTEMPS à l’Université de Versailles / St-Quentin-en-Yvelines. Il a bien voulu faire la conférence d’ouverture de la journée d’étude organisée par ce groupe de travail, sous le titre “Questionnaires et entretiens face aux trajectoires : quels appariements ?”, dont la plupart des communications sont réunies ci-après. Il y a exposé les problèmes épistémologiques que soulève ce thème, mettant ainsi en perspective les procédures méthodologiques mises en pratique par les différents intervenants de cette journée. Nous publions ici l’essentiel de sa communication, en regrettant de ne pas avoir pu transcrire également les réactions dont il nous a tous fait bénéficier dans le vif des débats.
Le projet qui nous réunit est un vaste programme et un chantier plein de promesses.
Vaste programme, relativement original et ambitieux : dépasser délibérément l’opposition stérile entre des méthodes soi-disant quantitatives et qualitatives – pour dresser un bilan des apports respectifs de ces deux méthodes de production d’informations, qui ont été ici conjuguées dans les mêmes unités de thème, de temps, de lieu, de population, de problématique et qu’on a voulu confronter dans une perspective résolument méthodologique (à propos d’un même phénomène psychosocial, celui des “trajectoires” …).
Chantier plein de promesses, faisant appel à un dispositif quasi-expérimental d’observation (qu’on pourrait désigner comme “méthodo-graphique”) et d’analyse comparative utilisant les ressources des variations concomitantes. Cette entreprise devrait contribuer à l’élaboration de nouvelles synthèses théorico-méthodologiques, au-delà des attitudes figées et des préjugés stéréotypés – encore actuellement dominants dans les pratiques de recherche sociologique.
Comme nous devons avant tout faire un travail d’explicitation, il faut d’abord s’arrêter aux termes manquants du titre de la journée qui nous réunit :
· “les trajectoires” : s’agit-il de trajectoires balistiques ou autres trajets de déplacement dans l’espace physique ? Ou plus largement de trajets socio-temporels par lesquels on passe d’une position sociale (y compris spatiale) à une autre ?
· Et, dans ce cas, le “on” désigne-t-il des personnes – lesquelles ? – et des biographies individuelles, au sens courant du terme ? Et/ou des groupes et institutions collectifs, observés dans leur histoire – ce qui paraîtrait au moins aussi pertinent pour des sociologues ?
· S’agissant de biographies, peut-on désigner plus précisément quels éléments de situations psychosociales retiendront particulièrement notre attention parmi la multiplicité des points de vue, des facettes, des dimensions d’analyse…, qui se combinent et s’articulent dans ce processus socio-temporel ?
En d’autres termes, dispose-t-on d’une grille d’analyse a priori des rapports sociaux et des processus psycho-sociaux impliqués à la fois dans ces “récits-de-vie” et dans ces “vies-qui-se-racontent”, ou bien professe-t-on naïvement l’innocence de la “tabula rasa” pour évacuer toute “prénotion” vulgaire ou savante et confier aux expressions “spontanées” des “gens” le soin de construire la théorie de leurs parcours de vie ? Ou adopte-t-on je ne sais quel mélange fécond de ces deux postures épistémologiques ?
Je suppose que ces explicitations préalables trouveront un écho, et que le lecteur aura pu constater au passage que derrière ces implicites peu problématiques peuvent s’en cacher d’autres – notamment rapports sociaux et processus psychosociaux – qui constituent au contraire le coeur même des problèmes de recherche qui nous réunissent.
Et j’espère ainsi avoir justifié l’orientation générale de mon propos, qui consistera principalement à traquer, derrière les évidences de notre langue de bois méthodologique et les banalités de nos pratiques usuelles, quelques présupposés et postulats implicites, comme autant de pièges à désamorcer.
0 – Préalables et présupposés d’ordre épistémologique et logique :
J’invite ici à rien de moins qu’à nous interroger sur les postulats de la logique occidentale classique, qui gouvernent (parfois à notre insu) nos modes de pensée et que l’on prétend souvent incontournables : notamment les principes d’identité, de non-contradiction et de tiers-exclu, les relations prédicatives opérées par le verbe “être” (ce copule essentialiste qui n’existe pas dans toutes les langues) et leurs syllogismes paradoxaux (tel celui du Crétois menteur [1]), qui contraignent à penser le réel social et psycho-social en termes d’oppositions binaires manichéennes (oui/non, blanc/noir, vrai/faux, gagnant/perdant, etc…) et d’alternatives disjonctives simplistes.
Ne pourrait-on pas essayer de confronter ces postulats à des formulations logico-mathématiques modernes et audacieuses, celles de Robert Blanché (BLANCHE, 1966), de Jean Benabou (BENABOU, 1990), de René Guitart, par exemple, et à certaines intuitions philosophiques exotiques ou étrangement originales (comme celle du couple dialectique “Yin/Yang”, ou encore celle du paradigme de “l’individuation transductive” de Gilbert Simondon, dont je reparlerai plus loin) ? Toutes laissent entrevoir la possibilité de penser en termes de points de vue, de pulsations, de catégorisations multidimensionnelles, de classifications à facettes, de relations vraiment dialectiques, d’ambiguïté indécidable (comme l’illustre si bien, par exemple, l’épreuve des “figures ambiguës” du psychologue suédois Boëring) ?
Autrement dit, je nous invite – tous ensemble : femmes et hommes, Sud et Nord, “coloured and white”, dominés et dominants – à nous mobiliser pour élaborer et pratiquer une nouvelle épistémologie-pratique-et-politique : épistémologie anti-scientiste, plurielle, relativisante sans être dogmatiquement relativiste, c’est-à-dire “située”, selon l’expression récente de plusieurs critiques, notamment féministes (par exemple, Eleni Varikas, Ilana Löwy).
1 – Problèmes théoriques et de méthode posés par le thème des trajectoires biographiques :
a) Problématique des temporalités : les diverses expressions de la question quand ?
Comment ne pas évoquer ici tout d’abord la théorie ontogénétique de “l’individuation transductive” de Gilbert Simondon, qui ne vise pas moins qu’à renverser les paradigmes classiques du changement – c’est-à-dire à poser les processus de transformation diachronique, d’avènement de nouvelles formes et structures, comme premiers par rapport aux états “individués”, accomplis, advenus, des êtres et des choses, à penser les potentiels de la métastabilité comme le mode d’être de référence, par rapport auquel les états stables et instables ne sont que provisoires et conjoncturels. Je me permets de renvoyer ici à un article récent sur cette révolution paradigmatique (JENNY, 1998), reconnue dans les sciences exactes mais dont on est loin d’avoir épuisé toutes les potentialités en sciences sociales.
Comment ne pas évoquer aussi la problématique des représentations fondamentales du Temps, telle que l’exprime la distinction des deux grandes figures temporelles que seraient Chronos et Kairos ? [2] :
· Chronos symbolisant une temporalité continue, orientée (inscrite sur la “flèche du temps”, progressant de l’Avant vers l’Après), et apparemment homogène par ses unités de mesure chronométriques “objectives”, sur fond de rythme atomique et astronomique, et pourtant décomposable en échelles de séquences cycliques bio-socialement hétérogènes (la minute, l’heure, la journée, la semaine, le mois, la saison, l’année, le siècle, l’époque,…) ;
· Kairos symbolisant une temporalité faite d’opportunités, au moins potentielles, de “rendez-vous”, de rencontres et de pratiques collectives, c’est-à-dire plus directement intégrable dans des problématiques sociologiques et historiques – par exemple en termes de rapports sociaux de domination, dans lesquels le pouvoir de disposer de “son temps”, ou d’imposer à d’autres son rythme et son calendrier, de convoquer, de contraindre ou d’astreindre…. est inégalement réparti.
Enfin, peut-on se dispenser de prendre en considération quelques autres grandes questions concernant les modèles théoriques selon lesquels se conçoivent les rythmes de transformation structurelle, tant au niveau des personnes (les biographies) qu’au niveau des groupes, réseaux, groupements, mouvements sociaux et sociétés globales (les histoires, l’Histoire) et des relations réciproques de retentissement, de “résonance” réciproque entre ces niveaux ? J’évoque ici tout particulièrement l’opposition usuelle des paradigmes dits “gradualiste” et “catastrophiste” (notamment au sens de la théorie de la morphogénèse des catastrophes, selon la topologie de René Thom). Ils consistent à observer et à conceptualiser les processus de changement plutôt en termes de mouvement progressif, graduel, avec progrès quantitatifs cumulables, voire réformes sans à-coups majeurs, ou plutôt en termes de crises, dé/re-structuration, avec bonds qualitatifs, voire révolutions plus ou moins radicales.
Il est évident que selon l’un ou l’autre de ces paradigmes on n’adoptera pas les mêmes dispositifs d’observation, on ne focalisera pas l’attention sur les mêmes symptômes, sur les mêmes périodisations, et que l’on ne manifestera pas la même sensibilité aux réalités “potentielles” ou émergentes, aux crises structurelles, aux “germes” de transformation, au-delà des faits attestés de manière strictement positiviste.
b) Problématique des interactions entre les différentes “instances de pratiques sociales” : les diverses expressions de la question qui (au pluriel) ?
En tant que sociologue et psycho-sociologue, comme on vient de le suggérer ci-dessus, on ne peut pas considérer des biographies individuelles séparément des histoires microsociales (des familles, quartiers d’habitation, clubs et groupes associatifs divers, micro-réseaux sociaux, lieux de travail, etc…) et macrosociales (régimes politiques et économiques, codes et lois, mouvements sociaux et idéologiques, courants d’opinion, lobbys et macro-réseaux, modèles de comportement dominants et discours ambiants…) qui constituent leurs “terrains de manoeuvre”, leurs “champs d’action”.
Et en tant que dialecticien on s’efforcera de dépasser l’opposition artificielle des deux conceptions dominantes que sont le sociologisme privilégiant le Système d’une part, et l’individualisme méthodologique privilégiant l’Acteur d’autre part, et même de refuser “l’évidence” de l’inclusion des entités individuelles dans des entités sociales de plus en plus étendues, à la manière de cercles concentriques. C’est pourquoi je préfère parler d’ instances de pratiques sociales en interaction dialectique, chaque “instance” pouvant a priori avoir avec les autres des relations mutuelles, en “réciprocité de perspectives” comme disait mon ancien maître sorbonnard, dialecticien, Georges Gurvitch, ou encore en relation croisée (ou en “chiasme”, selon le paradigme de l’individuation transductive cher à mon maître à penser plus récent Gilbert Simondon). Et j’adhère d’autre part au postulat qui considère les énonciations langagières et discursives comme des pratiques sociales parmi d’autres – qu’elles aient ou non la portée “d’actes de parole”, selon l’expression classique de (AUSTIN, 1970) ou de (D’UNRUG, 1974).
Une classification multidimensionnelle des groupes d’appartenance (de type statutaire) et des groupes de référence (de type affinitaire), de tailles très inégales, et différenciés selon qu’ils sont plus ou moins formels ou informels, peut enrichir cette problématique “psycho-sociologique”. D’autre part, le modèle graphique que les démographes utilisent sous l’appellation de “diagramme de Lexis” – pour articuler les événements individuels (en ordonnée) et les événements collectifs (en abscisse) – peut servir de matrice pour inscrire les récits biographiques sur des “lignes de vie” diagonales, précisément à l’intersection de ces deux axes, là où se combinent les “effets d’âge” et les “effets de génération”, les parcours de vie individuels, les histoires microsociales et l’Histoire : on prendra seulement soin d’ajouter au moins un troisième axe à ce diagramme, celui de l’épaisseur ou diffraction sociologique, pour tenir compte des importantes variations biographiques produites par les différents types de rapports sociaux fondamentaux [3].
Parmi les implications méthodologiques de ces réalités élémentaires, ne doit-on pas rappeler que la vie sociale ordinaire suscite de nombreuses occasions de “raconter sa vie”, et que ces pratiques langagières d’auto-biographie sont des manifestations parmi d’autres des rapports sociaux et relations interpersonnelles que chacun/chacune tisse avec ses semblables ?
On peut dès lors considérer les entretiens et les questionnaires provoqués à des fins scientifiques comme différentes modalités spécifiques, parmi d’autres, de co-construction des bilans de vie personnels. A côté des banales conversations familières, des confidences, des sondages d’opinion et des interrogatoires judiciaires, quelle place occupent nos pratiques et nos “dispositifs de questionnement standardisé” prétendument rationnels ? Quel “contrat de communication” [4] s’institue entre ceux qui parlent et ceux qui font parler ? Peut-on esquisser une théorie générale de ces différents dispositifs sociaux et pratiques sociales, qui concourent à l’accomplissement de tels bilans et qui participent à leur manière à la production et à la circulation des discours sociaux, des débats publics ?
C’est dans le cadre de telles esquisses théoriques que peuvent s’interpréter certaines observations empiriques troublantes, concernant par exemple la non-robustesse apparente des informations induites par des questions formulées différemment [5]. Quelle que soit la théorie socio-linguistique convoquée pour l’interprétation fine de telles différences (avec des notions techniques précises comme celle de “deixis”, de “prise en charge” ou “d’embrayage”), on en retiendra la conclusion majeure que les opinions, même les plus intimes et réfléchies, ne sont pas totalement préformées dans les consciences individuelles, et que c’est à travers un processus discursif complexe, interactif – impliquant tous les co-énonciateurs actuellement ou virtuellement présents dans le dispositif de questionnement – que s’énonce hic et nunc telle ou telle parole. On est bien loin de la fiction de vérités déjà là, à dévoiler, et de procédures standardisables d’interprétation, hors contextes et intertextes.
Les problèmes méthodologiques, éthiques et déontologiques, liés à l’exercice de nos pratiques d’enquêteurs ont tout intérêt, me semble-t-il, à être situés dans le cadre d’une telle réflexion théorique générale concernant l’ensemble de ce dispositif et des pratiques sociales correspondantes, d’autant plus qu’il y a incontestablement des interactions, échos et interférences (de “l’inter-textualité”, comme disent les socio-linguistes), tant pour les contenus que pour les formes énonciatives des actes de langage et communications verbales ou textuelles (voire iconiques) de toutes ces “instances de pratiques discursives (ou langagières)” – ce que j’ai nommé, avec d’autres, la “circulation des discours sociaux” (JENNY, 1983).
Ainsi, par exemple, à propos du choix des “unités d’information” et du “dispositif d’observation” pour recueillir des récits biographiques dans une perspective sociologique, on se demandera s’il est toujours nécessaire et suffisant de ne susciter que des entretiens individualisés (directifs ou non, en monologue ou en dialogue, ceci est encore un autre problème), fût-ce au motif de la discrétion et de la confidentialité, ou d’une pseudo-standardisation des “mises en scène de la narration” et des protocoles d’enquête – et s’il ne conviendrait pas parfois de recourir à une plus large palette de contextes et de lieux d’énonciation, ne serait-ce que pour mieux resituer ces récits dans la perspective d’autres mises en scène moins artificielles. D’ailleurs, que font d’autre les enquêteurs-chercheurs lorsqu’ils retranscrivent et interprètent plus tard ces paroles enregistrées, dans l’huis clos de leur laboratoire, sinon d’y ajouter leur propre présence d’interlocuteurs actifs – plus impliqués qu’ils ne veulent bien le dire et qui peuvent intervenir dans l’interprétation et la validation finale des énoncés, hors du contrôle des principaux locuteurs ?
Qu’en est-il plus précisément des “domaines sectoriels d’activité” selon lesquels tout un(e) chacun(e) structure habituellement et ses projets et ses récits de vie, principalement des domaines désignés sous les termes de familial et de professionnel, qui sont d’ailleurs explicitement mentionnés pour qualifier les trajectoires biographiques dans plusieurs des communications prévues pour cette journée ?
Il y va de notre responsabilité spécifique de sociologues indépendants de définir ce qui fait problème sociologiquement parlant, sans pour autant méconnaître les enjeux socio-politiques des débats qui opposent les pouvoirs établis et les contre-pouvoirs. Sans pousser plus avant la réflexion qu’appellent les spécialités de la sociologie de la famille et du travail, dont je ne suis pas spécialiste, je m’arrêterai au fait que la confrontation méthodologique des questionnaires et des entretiens pourra porter sur leur plus ou moins grande aptitude à gérer notamment les exigences théoriques suivantes :
· il y a certes tout intérêt à bien conjuguer les problématiques des rapports sociaux “au travail et à la maison”, de l’entrée dans la vie active et de la “mise en couple”, mais on ne peut s’arrêter en si bon chemin. C’est aussi important de savoir comment et pourquoi on prend ou non conscience et on s’investit ou non dans les autres sphères et domaines de la vie sociale : sports, loisirs et culture, action sociale et/ou politique, action laïque ou confessionnelle…, autant d’activités traversées aussi par les rapports sociaux fondamentaux mais sur des modes différents, voire compensatoires ;
· s’agissant d’enquêter auprès de personnes individuelles, il y a nécessité de bien les situer dans les “positions sociales” auxquelles les assignent les rapports sociaux multiples et variés qui produisent non seulement des inégalités de situation et de “chances” mais aussi des tensions, voire éventuellement des conflits ouverts.
c) Problématique des “dimensions constitutives fondamentales“ des rapports sociaux qui se jouent là, et des processus psycho-sociaux par lesquels ceux-ci se vivent, se construisent, s’actualisent, se transforment : les diverses expressions des questions quoi ? ou comment ?
Pour tenter de dissiper les abus de langage, les confusions connotées par le terme de “vie”, je propose une organisation conceptuelle de ses principaux éléments constitutifs. Si la vie ne signifie que le processus vital, le contraire de la mort, autant dire que c’est une notion fourre-tout, peu opératoire pour nous sociologues. Mais, si j’entends bien certains usages du participe passé substantivé “le vécu” qui lui est souvent associé, je perçois une opposition avec “le conçu”, sur fond d’assimilation [vécu = ressenti] et d’opposition [affect versus intellect] . Dans certaines formulations teintées d’anti-intellectualisme, on privilégie ce vécu-là, siège des sensations, émotions et passions, qualifiées de spontanées, voire de naturelles, au point de reléguer au moins implicitement la conceptualisation, les opérations cognitives, dans la sphère de l’artificiel, voire du non-vital. On peut entendre aussi dans certains contextes d’emploi du mot “vécu” une assimilation avec la subjectivité, sur fond d’opposition, cette fois, avec l’objectivité supposée des “faits”, des situations, voire des événements biographiques – évidemment conçus de manière “positiviste”, pour les besoins de l’opposition.
Pour éviter de se laisser entraîner par ces variétés sémantiques mal contrôlées, je propose – en tant que macro-sociologue – de centrer explicitement la problématique des biographies autour de certains rapports sociaux que je postule fondamentaux (rapports fondamentaux de dominance sociale, R.F.D.S.) et – en tant que psycho-sociologue – autour de certains processus psycho-sociaux, dialectiques et dynamiques, que je postule également comme fondamentaux. Fondamentaux parce qu’ils interviennent partout où ces rapports macro-sociaux se vivent concrètement et au quotidien, que ce soit sous la forme de relations interpersonnelles, en face à face, ou impersonnelles, par statuts juridiques et coutumiers, organigrammes, normes, modèles, structures de sollicitations et contraintes, medias de communication, etc…, interposés.
J’ai exposé plus amplement ailleurs (JENNY, 1995) ma conception de ces rapports macro-sociaux, multiformes (indissociablement “de classe socio-économique, genre ou sexe, race ou ethnoculture, âge ou génération, pouvoir”) et intrinsèquement articulés les uns aux autres sans hiérarchisation a priori ni “front de luttes principal”. C’était en quelque sorte un développement de ma théorie des instances des pratiques sociales, résumée plus haut, portant sur les rapports sociaux asymétriques, de dominance, qui se produisent spécifiquement, par toutes les formes d’emprise et de soumission-contestation, de réaction et d’action, entre ce que Georges Gurvitch (à propos des classes sociales) appelait des groupements plurifonctionnels et ce que ma classification multidimensionnelle des instances identifie comme étant des groupements statutaires, larges, structurés et aux intérêts a priori antagoniques mais cependant inorganisés tant qu’ils ne se constituent pas en groupements politiques et/ou en mouvements sociaux.
Selon cette conception, et même sans en faire nécessairement et explicitement le thème exclusif ou principal des récits de vie, un sociologue ne peut se dispenser d’inscrire les trajectoires biographiques dans les espaces sociaux plus ou moins conflictuels que sont ces groupements antagoniques. On remarquera cependant que les rapports sociaux de génération, liés aux statuts chronologiques d’âge et d’ancienneté, sont les seuls où les passages individuels du statut de mineur dominé au statut de majeur dominant, puis au statut de quasi-exclusion, de mise à l’écart et éventuellement de dépendance gériatrique, constituent la règle – ce qui n’empêche pas le système social de fonctionner globalement sur une base gérontocratique, fût-ce parfois avec des concessions aux “quadras” impatients ou aux vagues démographiques déferlantes des “baby-boomers”. Il s’ensuit que l’analyse sociologique de parcours temporels de vie individuelle peut constituer par définition un terrain privilégié pour comprendre ce type particulier, ambivalent, de rapport social où se combinent de manière indissociable les “effets d’âge” et les “effets de génération”, la fluidité (de l'”aging process”) au niveau individuel et la rigidité aux niveaux collectifs. A condition, bien entendu, d’intégrer dans cette problématique les autres types de rapports sociaux fondamentaux, à commencer par les rapports de classe et les rapports de pouvoir proprement dit, à dimension politique. Et, comme ces rapports de pouvoir irriguent aussi (et sans justification avouable) les rapports sociaux de sexe et les rapports interethniques, aucun de ces rapports fondamentaux de dominance sociale ne peut pas ne pas être, de proche en proche, pris également en considération.
Quant à mes propositions concernant les processus psycho-sociaux par lesquels se vivent et se construisent, s’actualisent et se transforment ces rapports macro-sociaux, elles se fondent sur un postulat selon lequel tout rapport social (et toute relation interpersonnelle lui correspondant au niveau micro-social, ou toute relation impersonnelle) s’exprime nécessairement selon les deux “dimensions constitutives fondamentales” que sont les processus liés de “sens-signification”, où interagissent dialectiquement les pôles du concret et de l’abstrait, et de “sens-orientation”, où interagissent dialectiquement les pôles de l’être et de la valeur (ou les deux processus du codage et de la valeur, selon les expressions de Bateson). Dans cette problématique, les déterminations statutaires (juridiques, notamment) et matérielles (économiques, notamment) ne sont bien évidemment pas niées, mais elles ne sont supposées produire du rapport social que par cette double et indissociable “médiation idéelle dialectique” du sens – qui se manifeste simultanément dans le registre cognitif des représentations et interprétations, et dans le registre axiologique des motivations et évaluations, dans la dialectique des jugements de réalité et de valeur.
En m’appuyant sur des travaux qui ont bien identifié des procédures “d’écho” réciproque entre, par exemple, des “discours sociaux” et des énonciations individuelles ou groupales, ou entre des “structures de sollicitation” collectives et individuelles [6], je prends le risque théorique de postuler une correspondance structurelle entre les processus d’idéation des instances individuelles et ceux des instances collectives, à la fois systèmes de représentation et systèmes de valeur. Ce qui n’est pas sans conséquence au niveau méthodologique qui retient ici notre attention : au paradigme de la circulation des discours, déjà évoqué plus haut, peuvent en effet correspondre d’autres paradigmes équivalents concernant la circulation des perceptions, interprétations du monde et idéologies, des intérêts, motivations, besoins et aspirations, des idéaux et modèles, croyances et valeurs.
Ce cadre d’analyse correspond partiellement à certaines problématiques bien connues, comme celle de Maurice Godelier en termes de dialectique du matériel et de l’idéel ou celle de Nicole Mathieu en termes d’arraisonnement et de distinction résignation/consentement, ou celle de Pierre Bourdieu en termes de violence symbolique et d’incorporation des habitus… Mais la dualité dialectique d’un pôle plutôt axiologique et d’un pôle plutôt cognitif, au sein de la nébuleuse abstraite des noumènes eux-mêmes dialectiquement reliés aux phénomènes concrets, relève pour moi d’un pari théorique potentiellement fécond. J’ai en effet remarqué que la dimension axiologique est souvent un point aveugle dans les théories sociologiques à la mode, qu’elle soit confondue dans le magma hétéroclite des représentations ou niée au nom d’un matérialisme primaire… Ce qui peut provoquer des dérives par abus de pouvoir, notamment lorsque des intellectuels en renom, sous le louable prétexte de prendre parti en citoyens humanistes, s’érigent en donneurs de leçons politico-morales tout en évitant de s’auto-impliquer explicitement dans l’analyse des courants de pensée, idéologies, éthiques, systèmes de valeurs et croyances, rapports de force, qui alimentent les débats et les conflits de notre société commune.
2 – Autres problèmes méthodologiques généraux :
Dans la catégorie des problèmes généraux qui traversent pratiquement tous les domaines et types de recherche, je me limiterai à un rapide survol de la prétendue opposition entre le “qualitatif” (implicitement attribué aux entretiens) et le “quantitatif” (implicitement attribué aux questionnaires), liée de fait sinon par principe au problème de la “représentativité” et de l’inférence statistique – opposition qu’il me paraît urgent de reformuler selon d’autres critères, et de problématiser selon d’autres perspectives.
Telle qu’elle est généralement énoncée, cette opposition des modalités d’enquête est selon moi un exemple typique de faux-problème, survivance d’une langue de bois qui pollue notre réflexion, entretient des divisions artificielles au sein de notre profession et permet aux tenants de chaque camp retranché d’esquiver les nécessaires mises à jour des connaissances théoriques et des techniques de recherche. Cette affirmation exigerait évidemment de longs développements pour ne pas en rester au stade de la provocation gratuite. Faute de temps, je ne peux maintenant qu’énoncer quelques propositions à discuter, en style quasiment télégraphique :
· bannir le terme de “données” puisque les informations sont toujours co-produites dans des procédures discursives plus ou moins complexes et traiter ces informations comme des Réponses-à-des-Questions, y compris lorsqu’elles sont énoncées en contexte d’apparent monologue (car il y a toujours au moins des questions virtuelles en amont). Ce qui est significatif et digne d’interprétation, ce sont les enchaînements discursifs Questions-Réponses, avec leurs éventuels renvois intertextuels et références péritextuelles.
· ne pas réduire les informations sollicitées, dans un dispositif Question-Réponse quel qu’il soit, au “format” des seules réponses détachées de leur contexte, la notion de format étant ici empruntée à l’informatique où l’on distingue les formats numériques (métrique dite “forte” de grandeurs, ou rangs, ou dates), codés alphanumériques (donc agrégeables en classes d’équivalence et dénombrables dans la métrique dite “faible” des fréquences et des proportions), et textuels “en langage naturel”. Toute recherche en sciences sociales comporte nécessairement une part de “matériaux textuels” à analyser – au point que la distinction entre le “qualitatif” et le “quantitatif” ne saurait être au mieux qu’une distinction de phases, de moments dans la recherche, et au pire qu’une mystification. Une mystification destinée peut-être à masquer les méconnaissances respectives de la réalité discursive (ou de la dimension “intensive”, pour reprendre l’expression de l’épistémologue CANGUILHEM, 1950, à propos de l’analyse conceptuelle) chez les “quantitativistes”, d’une part, et de la réalité numérique (ou de la dimension “extensive”, avec les incontournables “opérateurs de quantification”) chez les “qualitativistes”, d’autre part.
Par conséquent, dans le cas général de tout post-codage et a fortiori dans le cas particulier des questions ouvertes numériques, et des questions précodées, les réponses “chiffrées” (au double sens de numériques et de codées par chiffrement) n’ont de sens qu’en référence aux catégories conceptuelles ainsi “mesurées”, voire à leurs connotations idéologiques [7], ainsi qu’aux énoncés interrogatifs et à tout le “dispositif de questionnement” qui ont sollicité ces réponses. D’où l’importance d’analyser scrupuleusement au préalable et la forme et le contenu de tout ce dispositif, avec les ressources disponibles de la théorie des catégorisations, de la critique épistémologique, de la sémantique [8], de la linguistique et de la sociolinguistique, surtout si on est soi-même l’auteur(e) de ces questions.
Et, à l’inverse, lorsqu’on a affaire à des réponses textuelles en langage naturel, qu’elles aient été provoquées par des questions ouvertes dans un questionnaire directif ou par de longs entretiens plus ou moins non-directifs (comme d’ailleurs dans tout corpus textuel), on peut constater que la quantité et le codage s’y trouvent présents à leur manière.
· La quantité s’y manifeste par nécessité grammaticale, surtout par ce qu’on appelle les “opérateurs de quantification” (le singulier de l’unique et le singulier du générique, le pluriel défini de la totalité ou le pluriel indéfini des proportions intermédiaires entre le Tout et le Rien), les opérateurs de comparaison (égalité ou différences en + ou en -) et d’évaluation (trop ou pas assez ou juste bien comme ça).
· Moins nécessairement que la quantité, le codage est plus ou moins virtuellement présent dans tout énoncé textuel, de manière implicite – si l’on veut bien considérer que beaucoup de formulations que l’on croit originales, y compris dans les récits de vie les plus singuliers, peuvent trouver des échos, des résonances, dans des bribes de discours sociaux stéréotypées et inventoriables (par exemple, expressions proverbiales, aphorismes, locutions toutes faites, citations…). A moins de ne partager aucune de ces conventions d’usages linguistiques qui constituent la culture commune de tout groupe social, les chercheurs ne peuvent pas ne pas rattacher plus ou moins nettement ce qu’ils entendent à ce qu’ils ont déjà entendu, à ce qu’ils savent qu’ils pourraient entendre, bref sont tout disposés (surtout avec une longue expérience sociale et professionnelle) à organiser leur écoute des récits de vie en catégories codifiables. D’ailleurs, à tout bien considérer, au moins dans une première approximation lexicographique, y a-t-il solution de continuité entre d’une part des énoncés en langage naturel – composés d’assemblages de mots, ces signifiants inscrits dans les dictionnaires de la langue – et d’autre part des configurations de “patrons de réponses codées” – composées de séquences de signifiants inscrits dans les instructions de codage ? [9]. En fait, il ne s’agit bien là que d’une grossière approximation, tant il est vrai que le sens du langage naturel ne se trouve pas dans ces juxtapositions de signes, comme l’a si bien montré Emile Benveniste, commenté dans un article de (DERYCKE, 1994).
· D’autre part, la fermeture des questions d’un questionnaire n’est pas toujours à considérer comme un handicap quant au contenu thématique, opposée à la liberté prétendument laissée aux interviewés. Un chercheur peut à bon droit solliciter aussi bien des réactions aux paradigmes de sa discipline, avec leurs problématisations et leurs catégorisations (ou aux stéréotypes des discours sociaux : “On entend dire parfois que […]; qu’en pensez-vous ?”), que des expressions soi-disant spontanées de ses interlocuteurs : c’est une question de posture générale de recherche, et pas seulement une distinction entre une étape dite “exploratoire” et une étape dite “confirmatoire”. Il n’est pas question ici de réexaminer toutes les facettes d’un débat aussi vaste et fondamental. Car un tel réexamen exigerait une relecture critique de nombreux travaux classiques sur les théories et les techniques de l’entretien, comme stratégies de collecte d’informations [10], modulables selon les différents types d’informations recherchées (notamment leur statut conceptuel dans la problématique de recherche, comme le suggère le paragraphe précedent du présent article), ce qui devrait plaider pour le mixage de plusieurs modalités discursives au sein d’un même dispositif d’enquête.
Le qualitatif et le quantitatif s’interpénètrent donc si intimement dans tous les types formels de couples Questions-Réponses, bien que selon des modalités propres à leur “format”, que cette distinction paraît de plus en plus démodée. D’ailleurs, si l’on en croit un compte-rendu synthétique de plusieurs études réalisées au Royaume Uni (HALFPENNY, 1997) pour analyser “la relation entre recherches sociales quantitatives et qualitatives”, il n’y a pas de différence fondamentale entre les résultats des unes et des autres, dans la mesure où chaque méthode s’applique correctement à “reconstituer la richesse du vécu”. Il semble même n’y avoir aucun lien entre les paradigmes théoriques dont se réclament les auteurs et les méthodes qu’ils pratiquent pour collecter les informations. La conclusion de cet article contredit donc les hypothèses selon lesquelles il aurait pu y avoir correspondance entre des présupposés épistémologiques positivistes et le recours à des méthodes “quantitatives” orientées vers de l’explication, associées aux techniques de sondage et de traitement statistique, d’un côté, et entre des présupposés phénoménologiques et des méthodes “qualitatives” orientées vers de la compréhension, associées à des études de cas monographiques, de l’autre côté. Et l’auteur suggère que les choix méthodologiques dépendent moins de ces présupposés que de certaines circonstances pratiques conjoncturelles comme les thèmes de recherche, les compétences professionnelles acquises et les prédispositions personnelles, les traditions locales, le montant des crédits alloués,… et l’on constate finalement un certain pluralisme pragmatique, avec recours fréquent au mélange de ces deux types de méthode.
Je propose donc d’abandonner cette distinction pour une autre, estimée plus pertinente, consistant à évaluer ces couples Questions-Réponses selon le mélange spécifique de leurs caractéristiques en termes de formes langagières et de contenus thématiques. De ce point de vue, la plupart des questions des questionnaires et sondages de type classique, et même les questions ouvertes, comportent des contraintes de forme standardisée qui ne laissent guère de liberté linguistique aux répondants. La spécificité des paroles prononcées au cours des entretiens serait donc à chercher plutôt du côté des “formes” que du “contenu”. Dans ces paroles, on peut décrypter “la manière de le dire” autant que “ce qui est dit”, alors que dans celles des enquêtés la marge d’initiative stylistique ou rhétorique est beaucoup plus limitée – ce qui plaide pour l’emploi de techniques d’analyse sociolinguistique, notamment en référence au paradigme de l’énonciation, d’autant plus élaborées que l’on a affaire à des corpus plus spontanés. Est-il besoin de préciser que l’analyse socio-sémantique classique, qui porte sur le contenu lexical, le plus souvent après élimination des mots-outils soi-disant “vides”, reste un complément indispensable de cette approche sociolinguistique ?
Certaines méthodes d’analyse textuelle proposent, par exemple, des procédures d’identification de traits discursifs formels, comme la “rhétorique spontanée” (D’UNRUG, 1974), ou comme le “style” [11], révélateurs des rapports d’interlocution mis en scène. De telles perspectives devraient permettre aux chercheurs de s’intéresser dorénavant de plus en plus à ces “manières de dire” des locuteurs sollicités, en complément de leur intérêt pour “ce qu’ils disent” [12].
Une conception aussi enrichie de la “matière textuelle”, associant contenus et formes, lexique et syntaxe, ne peut que complexifier la problématique de l’inférence statistique. En effet, il est banal de constater que les énoncés singuliers d’un échantillon d’individus s’exprimant en “langage naturel” sont tous différents les uns des autres : il en est d’ailleurs quasiment de même pour des “patrons de réponses codées” dès qu’on regroupe quelques dizaines de questions pour composer ces “patterns” ou “profils”. On ne peut donc procéder aux épreuves d’estimation probabiliste de ces énoncés avant d’en avoir préalablement opéré une description synthétique, c’est-à-dire réduit la dispersion par toutes sortes de méthodes de classification, disponibles ou à inventer – comme la méthode des “tas” pratiquée au laboratoire Printemps (DEMAZIERE et DUBAR, 1986), par agrégation autour “d’unités-noyaux”, ou tout autre type de réduction paraphrastique. On se trouve dès lors confronté à un choix préalable des présupposés méthodologiques – rarement explicités – entre les méthodes de type “intuitionniste” et de type “fréquentiste” [13]; c’est-à-dire entre celles qui mobilisent les prénotions et l’expérience des chercheurs (malgré tous les risques de “subjectivité” partiale) et qui relèvent d’un “art” proche de la traditionnelle “explication de texte” ou de l’indexation pratiquée en analyse documentaire [14], et celles qui prétendent faire table rase de ces prénotions pour confier à un calcul formel (automatique) sur des correspondances d’occurrences la “révélation de la structure latente du réel” – pour reprendre l’expression forte de Jean-Paul Benzécri, le fondateur des méthodes “d’analyse spectrale des données, à la française”.
C’est probablement à cause de cette complexité même (et du coût induit par la gestion des principaux paramètres de cette complexité) que l’on a pris l’habitude, en sciences sociales, d’associer étroitement la méthode d’enquête par entretiens non-directifs ou semi-directifs à des méthodes de choix des “unités d’information” moins strictement conformes aux normes de l’échantillonnage dit représentatif. Pour ce type d’enquêtes, on compose en général des échantillons de taille et de structure intermédiaires entre ce qu’exigerait le calcul des probabilités et ce dont se contenterait une méthode de monographies comparatives. C’est parfois la notion (subjective ?) de saturation de l’information qu’on évoque pour justifier de facto ces tailles d’échantillon intermédiaires – entre 30 et 50 individus par exemple, compte tenu de l’hétérogénéité supposée de la population-mère.
Et l’on hésite souvent, en revanche, à procéder à des enquêtes par questionnaires directifs et réponses codées (ou codables) auprès de collections d’individus dont on n’aurait préalablement justifié ni le nombre ni les critères de choix. Alors que rien, à mon avis, ne permettrait, a priori et en principe, de réserver une méthode particulière d’échantillonnage et d’inférence statistique selon le format, textuel, codé ou numérique, de l’information recueillie, co-produite. Si, en effet, le problème de la validation des résultats en extension, au-delà des seules unités d’information observées, se pose de toute façon et pour tout type d’échantillonnage (sauf dans les rares cas où l’enquête est exhaustive, lorsqu’elle concerne tous les individus d’une population donnée), on peut nuancer cette règle générale en rappelant quelques pratiques méthodologiques méconnues, telles que par exemple :
· La méthode d’inférence Bayésienne : la statistique paramétrique classique, due principalement à Karl Pearson (en termes d’intervalles de confiance et d’écarts à l’indépendance, mesurés par le Khi-deux ou par toute autre technique équivalente d’approximation des probabilités exactes) et à Fisher (pour l’analyse de la variance), n’est pas la seule méthode probabiliste. La méthode due à Bayes, en termes de seuils d’écarts (dits “notables” ou “négligeables”), évalués a priori et au cas par cas, est une autre voie possible, probablement mieux adaptée à nos sciences sociales – un peu fréquentée chez les psychologues, notamment Henry Rouanet, mais très peu chez les sociologues.
· Les protocoles d’observation expérimentale : on connaît bien les protocoles classiques d’échantillonnage par sondage représentatif, qui répondent aux préoccupations politico-administratives de connaissance des populations administrées, protocoles définis sur le modèle du tirage au hasard des boules dans une urne unique (présupposant que les individus sont des atomes isolés dans un ensemble dont on ignore a priori les éventuels clivages structurels). Il existe aussi des protocoles d’observation de type expérimental, avec des plans d’échantillonnage “raisonnés” (strates de taille équivalente pour neutraliser les “effets de structure”) : bien connus en recherche agronomique et biomédicale, ils permettent, notamment grâce au puissant modèle d’analyse de la variance, de mesurer les effets d’interaction entre les différentes “variables” impliquées dans les variations d’un phénomène. Paradoxalement, ils ne sont guère pratiqués dans nos disciplines de sciences sociales, pas plus d’ailleurs que d’autres méthodes permettant de “décorréler” les corrélations fallacieuses provoquées par les “effets de structure”.
· Lorsqu’il est pratiquement impossible de respecter les modèles contraignants de tirage au hasard sur liste exhaustive, on peut recourir à des expédients, comme la méthode des quotas très utilisée pour les sondages d’opinion (pour s’assurer que les clivages structurels importants seront respectés au total), ou comme le “half-splitting” (évaluation empirique de la “robustesse” des résultats, de leur “saturation”, par comparaison a posteriori de séries aléatoires de moitiés appariées).
Cette brève évocation de quelques problèmes de méthodologie statistique, tant probabiliste que descriptive, à la suite des problèmes induits par la construction et la structuration des “objets de recherche”, nous rappelle la complexité et la technicité intrinsèques de toute opération de recherche sociologique qui s’astreint à ne pas reproduire les procédures ad hoc du mode “essayiste” (court-circuiter la réflexion et la compétence méthodologiques pour produire les résultats escomptés au moindre effort et au moindre délai). Elle nous rappelle aussi la diversité des outils de recherche disponibles, au-delà de la panoplie réduite des pratiques usuelles. Encore faut-il ajouter que je n’ai même pas évoqué – faute de temps – les problèmes spécifiques posés par la conduite d’enquêtes longitudinales, qui sont pourtant au coeur de nos préoccupations communes, et qui apporteraient un degré supplémentaire de complexité et de variété.
3 – Organiser le chantier et préparer le bilan : comment confronter des dispositifs de questionnement appariés et les résultats produits par les deux méthodes ?
Dés sa séance de Janvier 1998, l’Atelier avait proposé que chaque intervention s’attache nécessairement à une confrontation des deux méthodes d’enquête, à savoir des questionnaires et des entretiens, appliqués à un objet de recherche identique ou analogue et portant sur une population semblable ou équivalente. L’exercice ne consistait pas à comparer les méthodes en termes de jugements de valeur globaux, mais à mieux définir les contours de leurs spécificités et de leurs complémentarités. Il s’agissait de mettre en évidence la “plus-value” apportée par la conjonction des deux méthodes – considérées, au moins a priori, comme également utiles, voire nécessaires. Et, pour accentuer le caractère expérimental de cette confrontation, on allait s’obliger à décrire au préalable, avec le plus de rigueur et de minutie possible, les raisons qui ont motivé ce choix particulier de méthodes appariées et les procédures employées pour mettre en oeuvre ce dispositif.
Par pure convention j’appellerai A la méthode des questionnaires (et tout ce qu’elle implique, ce qu’elle produit), et B la méthode des entretiens (idem). Par la suite et par commodité, j’appellerai informateurs les individus (ou groupes d’individus interrogés simultanément) sollicités à répondre à A et à B et échantillons les collections d’informateurs de A et de B, qu’ils aient été ou non choisis selon des procédures d’échantillonnage au sens technique du terme.
Concernant les raisons possibles de leur appariement, on pourra dire, par exemple :
· qu’on voulait valider le contenu descriptif de A par B, ou inversement de B par A, ou qu’on recherchait une validation mutuelle de A et de B, sans méthode de référence a priori, au risque de constater des divergences surprenantes, voire inexplicables, entre les résultats des deux ;
· qu’on souhaitait compléter les résultats de A (socle indispensable, selon un point de vue privilégié, à préciser) par ceux de B (supplément facultatif, selon des points de vue accessoires, à expliciter) ou inversement, ou qu’on considérait a priori l’ensemble des résultats A+B comme un minimum nécessaire, intégrant plusieurs points de vue indissociablement mêlés ;
· qu’on attendait de A une validation statistique (en logique inférentielle de fiabilité) des résultats de B, et réciproquement qu’on attendait de B une meilleure “compréhension” des résultats numériques de A ;
· qu’on s’est servi de B comme “pré-enquête” ou comme enquête exploratoire, pour construire A, ou qu’on s’est servi de A pour en extraire les informateurs de B (en fonction de caractéristiques connues et situées dans l’ensemble de A).
Autrement dit, si on considère ces deux méthodes comme homogènes, voire interchangeables sur le fond, on dira que les images produites par B sont semblables à celles de A mais seulement avec une “définition”, un “grain”, plus fin et peut-être aussi un cadre plus étroit. Sinon, les images ne se recouvriront pas, car produites à partir de points de vue contrastés ou avec des reliefs dissemblables, ou exprimant des portions différentes du paysage ou des moments différents de l’observation, de l’analyse; et on essaiera d’expliciter les présupposés, les spécificités attendues de chaque méthode, ainsi que les domaines du réel construit auxquels chacune s’ajuste le mieux, et le gain escompté de leur appariement.
Concernant les procédures, on présentera si possible les documents de travail utilisés : protocoles d’enquêtes, questionnaires et guides d’entretien, plan d’échantillonnage ou description des échantillons, consignes aux enquêteurs, consignes de codage a posteriori, plan d’exploitation et méthodes d’analyse et d’interprétation – notamment pour les énoncés textuels en langage naturel, et pour les constructions typologiques d’indicateurs pluridimensionnels…. Et on répondra autant que possible aux questions suivantes, en renvoyant aux publications s’il y en a :
· Les questionnaires de A et les guides d’entretien de B sont-ils des outils radicalement différents, voire opposés, quant à leur “format” (du tout-ouvert non-directif au tout-fermé) ou sont-il mixtes de ce point de vue : par exemple, avec des questions ouvertes dans A, ou inversement avec des questions quasiment fermées dans B ?
· A et B traitent-ils, et avec le même dosage, des mêmes thèmes, des mêmes faits, des mêmes domaines de la réalité, ou sont-ils plus ou moins “spécialisés” et en quoi ?
· Les commanditaires de A et de B : préciser si l’une de ces deux enquêtes (ou les deux) a fait l’objet d’une commande contractuelle ou d’un compromis entre objectifs scientifiques et demande sociale, ou si les deux ont été programmés sur les seuls critères de la connaissance fondamentale et les seuls crédits de l’enveloppe budgétaire “recherche publique” ? Et l’impact éventuel de ces modalités de financement ?
· Les deux enquêtes A et B ont-elles été simultanées ou l’une d’elle a-t-elle précédé l’autre ? Laquelle ? Avec quel décalage ? La connaissance des résultats de la première était-elle une condition du lancement de la deuxième et pour quels motifs ? En somme, quelle a été la chronologie des enquêtes ?
· Les informateurs de A et B sont-ils dans une tranche d’âge particulière (moment équivalent de leur trajectoire biographique) ou appartiennent-ils à plusieurs générations ? Sont-ils/elles homogènes ou hétérogènes quant au sexe, à l’habitat, quant aux origines et appartenances socio-culturelles, au statut socio-économique…?
· A et/ou B font-ils partie d’un panel longitudinal, et si oui dans quelle phase se situent-ils ? Les récits des trajectoires individuelles portent-ils sur tout le passé de chacun ou seulement sur une période de leur vie et laquelle ?
· La durée (minimum, moyenne, maximum) des rencontres avec chacun des informateurs de A et de B ? Ceux-ci parlaient-ils seuls, en couples, en groupes ? Et qui étaient les enquêteurs : les chercheurs eux-mêmes, des étudiants, des professionnels, des amateurs ?
· La taille des échantillons soumis à A et à B, et la méthode de sélection des informateurs -enquêtés et interviewés ? Combien d’informateurs communs à A et à B ?
· Ces échantillons prétendent-ils être “représentatifs” et de quelle population, ou de type comparatif expérimental et quelle en est la composition ?
Evidemment, après ces précisions nombreuses mais brèves sur le dispositif d’enquête, l’essentiel des exposés sera consacré à la confrontation des résultats produits par A et par B et à une synthèse de cet appariement méthodologique, en entendant par résultats non seulement les “informations” recueillies, au sens étroit du terme, mais les connaissances élaborées après analyse et interprétation. On souhaiterait alors savoir si le bilan correspond aux attentes, aux raisons invoquées ci-dessus, ou si au contraire certains résultats ont surpris; si le “coût” humain et financier d’un tel dispositif se trouve justifié par la plus-value de connaissances produites, ou si au contraire “si c’était à refaire” on se contenterait d’un dispositif plus économique, ou on expérimenterait une méthode hybride, ou au contraire on accentuerait encore les spécificités des deux méthodes…
Enfin, pour rendre plus homogènes et comparables les bilans méthodologiques que chaque intervenant va maintenant esquisser, nous pourrions les résumer en termes “d’effets” de A sur B ou de B sur A, effets réciproques ou unilatéraux. En adoptant par exemple la métaphore optique, et sans sous-estimer les dérives possibles de toute métaphore, on parlerait alors …
- ·d’effet de Zoom (ou de Microscope), s’il y a une augmentation du “grain” des images, voire l’apparition de détails cachés,
- ·d’effet de Prisme, s’il y a décomposition spectrale d’une réalité complexe et mélangée en éléments simples et distincts,
- ·d’effet de Kaléidoscope, s’il y a multiplication des facettes et des points de vue,
- ·d’effet de Verres correcteurs, si la vision est plus nette, avec meilleure profondeur de champ,
- ·d’effet de Miroirs déformants, si l’image est systématiquement déformée,
- ·d’effet de Vision binoculaire, si la superposition des images décalées reconstitue le relief,
- ·d’effet de Grand angle, ou de Multiprojection circulaire, si le champ de vision est élargi, au point de donner l’impression d’être plongé dans le réel,
- ·d’effet de Chambre noire, si l’image est inversée,
- ·d’effet Stroboscopique, s’il y a illusion du mouvement à partir d’images fixes,
- ·d’effet Périscopique, si l’on peut voir sans être vu ou au-dessus de l’horizon habituel,
etc… etc… etc…
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[1] Lire par exemple (GODART-WENDLING 1990).
[2] Voir par exemple (BESSIN, 1997).
[3] On trouvera une application de ce “diagramme de Lexis à la sauce psychosociologique” dans (JENNY, 1991).
[4] Selon l’expression développée dans (BLANCHET, 1991).
[5] Rappelons à ce propos l’inventaire synthétique élaboré par (GREMY, 1987) et les travaux plus récents de (RICHARD-ZAPPELLA, 1990) entre autres, sur la sensibilité des réponses aux formulations des questions dans les sondages d’opinion : où l’on constate par exemple que le pourcentage de “croyants” auto-déclarés passe de 81% en réponse à “Croyez-vous en Dieu ?” à 66% en réponse à “Est-ce que vous croyez en Dieu ?”.
[6] On pourra relire avec profit, sur ce sujet précis, certains textes fondateurs un peu oubliés, dont j’ai eu la chance de fréquenter les auteures, principalement (HUGUET, 1971) et (GUILLAUMIN, 1972).
[7] Le débat musclé qui oppose actuellement Hervé Le Bras et la plupart de ses collègues démographes “quantitativistes”, à propos des présupposés et connotations racistes de certaines questions d’enquêtes de l’INED sur l’immigration, n’est qu’une illustration-limite d’un problème très général.
[8] Je pense ici tout particulièrement à certaines structures sémantiques fondamentales, qu’on a tendance à oublier ou à méconnaître malgré leur fécondité heuristique, telles que les organisations conceptuelles des systèmes d’objets selon le double axe Syntagmatique * Paradigmatique de Ferdinand de Saussure et (JAKOBSON, 1963), repris par (BARTHES, 1964) – ou encore l’organisation logique des oppositions conceptuelles, en forme hexagonale, selon (BLANCHE, 1966).
[9] Au cours d’une des réunions préparatoires de cette journée, nous avons pu entendre Danièle Kergoat parler de “récit mathématique” pour désigner ces suites de codes chiffrés qui, à la longue, “parlent” aux enquêteurs comme de véritables signes articulés. On trouve la même métaphore employée à propos d’itinéraires professionnels de couples, que le codage réduit à des “phrases” constituées de séquences d’état assimilées à des “suites de mots”, dans (GUERIN-PACE, 1997). Voir aussi (GUERIN-PACE et GARNIER, 1995).
[10] cf. l’état des travaux des années 50, publié par (MARCUS-STEIFF, 1960), qui propose une classification des méthodes combinant l’échelle usuelle <question fermée—interview—interview “qualitative”> avec une autre dimension liée à la stratégie d’interrogation <directe, sans détour—indirecte, détournée>.
[11] On pourra lire avec intérêt, dès publication, le texte d’article de (REYSSET et VAN DEN AVENNE, 1999), où il est question, à propos de récits de migrants maliens, de “comment dire la rupture ?”. Et on relira l’ouvrage de (GUILLAUMIN, 1972) cité plus haut, pour sa méthode d’analyse des corpus de presse, inspirée de Roland Barthes.
[12] pour se documenter sur les logiciels d’aide aux analyses textuelles, on pourra consulter (JENNY, 1997).
[13] Explicitation que j’ai tenté de faire dans (JENNY, 1989).
[14] D’où la convergence partielle des problèmes de méthode d’analyse textuelle et de méthode d’indexation (ou d’aide à l’indexation) en analyse documentaire sur texte intégral (“full text”), qui ne consiste en général qu’à analyser le “contenu thématique” de documents “impersonnels”, à l’aide de simples “mots-clés” organisés en thésaurus, là où d’autres corpus sont à traiter comme des discours aux caractéristiques sémantiques et formelles beaucoup plus complexes, voire comme des “actes de parole” (AUSTIN, 1970 et D’UNRUG, 1974), ayant d’emblée une signification sociologique.