Hommage personnel à Nicole de Maupéou-Abboud
Témoignage personnel à propos de “Nicole de Maupéou-Abboud et le Groupe des Sciences Sociales de la Jeunesse (GSSJ)”, publié après remaniements dans Jeunesses et Sociétés, n° 13, juin 1990.
Nicole de Maupéou-Abboud : une Collègue ? une «Leader» ?
une Consoeur ? . . . UNE SŒUR !
Françoise TETARD nous expose par ailleurs sa représentation de l’histoire du Groupe des Sciences Sociales de la Jeunesse (G.S.S.J.), à la création et à l’animation duquel Nicole ABBOUD et moi-même avons pris effectivement une part active (bien que non exclusive, cela va sans dire !).
Au-delà de l’émotion provoquée par le décès brutal de Nicole et de l’hommage rendu à sa personne, je voudrais exprimer ici le témoignage des souvenirs que j’ai gardés de cette courte période de coopération professionnelle (1963-1967) et des influences dont j’ai conscience d’avoir bénéficié a son contact.
Bien entendu, je n’assume que ma subjectivité personnelle, en sachant très bien, d’une part, qu’elle peut être dupe et nier les “déterminismes sociaux” qui l’orientent ou l’encadrent et, d’autre part, que le travail de la mémoire, associé à celui du temps historique, a pu transformer mes motivations, intérêts, perceptions, projets et pratiques d’il y a un quart de siècle !
En tout cas. je prétends d’autant moins restituer la subjectivité de Nicole, même en lui prêtant rétrospectivement certaines attitudes, que le Réseau “Jeunesses et Sociétés” avait, à l’initiative de Françoise TETARD il y a trois ans, convoqué quelques anciens acteurs de l’opération G.S.S.J. à la barre des témoins de la petite histoire des Sciences Sociales de la France d’avant mai 68, et que, fort heureusement, Nicole avait pu s’y exprimer et participer au débat. La contribution spécifique de Françoise consiste d’ailleurs précisément à confronter ces divers témoignages entre eux d’une part, et avec les traces écrites des activités de ce Groupe et de ses membres, d’autre part.
Comme Nicole n’est plus ici pour affiner son témoignage, répondre à nos questions, relancer la discussion …, le “devoir de réserve” m’impose la plus grande prudence dans l’évocation de nos rôles respectifs et complémentaires.
Cela dit, il m’apparaît que ce qui faisait à la fois la force et la faiblesse de ce Groupe, qui mérite bien le qualificatif de “coopératif”, c’est que ses principaux fondateurs et animateurs de la période initiale :
1 – prenaient au sérieux les grands principes de l’éthique et de la déontologie scientifiques : rigueur et honnêteté intellectuelles, passion de la confrontation sans complaisance comme instrument privilégié de la critique des théories et méthodes de recherche, méfiance à l’égard des sollicitations tant extérieures (médiatiques et politiciennes) qu’intérieures (carriéristes et mandarinales), perçues comme des distractions menaçant la poursuite des objectifs principaux ;
2 – savaient reconnaître avec modestie les limites de leurs connaissances et compétences et étaient convaincus de la nécessité pour chacun d’unir ses efforts à ceux des collègues les plus proches pour que le travail collectif puisse atteindre une masse critique inaccessible pour chacun d’entre nous isolément ;
3 – étaient si peu préoccupés de leur “carrière” personnelle que les préventions légitimes des “adhérents” et correspondants du Groupe (à l’égard d’un possible détournement de l’investissement collectif pour des avantages réservés à certains) firent bien vite place à un climat de confiance féconde et de participation active et décentralisée (sous forme de Commissions de travail spécifiques), dont il semble bien que tous les membres estiment avoir pu tirer un égal profit.
Pour être plus précis, s’agissant du rôle particulier de Nicole dans cette dynamique, je crois pouvoir dire qu’elle était perçue par nous tous, et qu’elle agissait effectivement (par ses interventions, propositions, provocations au débat …), comme “la théoricienne du Groupe”, c’est-à-dire non pas celle qui cherchait à imposer ses conceptions mais celle qui nous obligeait tous à un effort supplémentaire de réflexion théorique et épistémologique.
Dans une période à dominante empiriste, sinon positiviste (et, faut-il le rappeler, plutôt masculine, sinon phallocratique), c’était symptomatique de notre référence aux normes fondamentales de l’”esprit scientifique” sans concession à l’égard des modes et des pratiques dominantes qui n’en sont souvent qu’une caricature. Et .je tiens à dire ici combien les exigences toutes “confraternelles” (c’est-à-dire empreintes d’aucune autorité artificielle ou statutaire, mais de la seule “bienveillance” désintéressée) de Nicole ont porté leurs fruits chez chacun d’entre nous, chacun à sa manière et à son rythme propres, et notamment chez moi-même, son associé de la première heure, qui m’étais plutôt investi dans le rôle d’organisateur et de “secrétaire” du Groupe et que les séductions du méthodologisme tentaient plus à l’époque que celles du théoricisrne . . .
Ce n’est pourtant un mystère pour personne qu’il existait entre nous deux une certaine “tension” quant aux orientations générales de nos problématiques de recherche respectives et de nos attentes à l’égard du Groupe que nous constituions ensemble, mais aucun de nous ne cherchait à s’imposer à l’autre ou à imposer ses orientations personnelles à l’ensemble du Groupe sans débat public contradictoire.
Alors que ma formation antérieure et mon “environnement institutionnel” (laboratoire d’Ethnologie Sociale, à orientation “psychosociologique”, sous la direction de P.H. Chombart de Lauwe), m’incitait è explorer les voies d’une synthèse entre la Psychologie Sociale et la Macro-Sociologie, Nicole insistait sur la spécificité d’une approche délibérément, voire exclusivement, Sociologique : notre “objet d’étude” n’était pas (seulement) une catégorie socio-démographique, au singulier ou au pluriel (la/les Jeunesse(s)), ni un processus de transition entre deux statuts socio-juridiques (de l’enfance a l’âge dit adulte … jamais achevé, de la minorité à la majorité des capacités sociales), mais il s’imposait (également) comme un “Mouvement Social” parmi d’autres (cf. les “Mouvements Collectifs de Jeunes” que furent les Yéyés des années 60 avant les étudiants de Mai 68), ou encore un “Rapport Social fondamental” parmi d’autres (Rapports de Générations et problématique de la Reproduction/Succession des Héritages du Pouvoir, de l’Avoir et du Savoir … ou, si l’on préfère, des Capitaux économiques, sociaux et symboliques…).
Cette tension, féconde sur le plan gnoséologique, fut sans doute en partie responsable d’une relative inhibition du Groupe sur le plan de son institutionnalisation dans les rouages administratifs “efficaces” du C.N.R.S. comme sur celui de son image et de sa cohérence auprès des “partenaires sociaux” réels ou potentiels. N’ayant pas de projet scientifique consensuel, n’étant même pas persuadés que nos objets de recherche constituaient des objets pertinents du point de vue des Sciences Sociales et a fortiori de la seule Sociologie (mais n’étant pas non plus persuadés du contraire) et ne voulant pas “tricher” avec les règles administratives ni avec nos principes de rigueur sous prétexte d’avantages matériels et sociaux (les fameux locaux, postes et crédits, nécessaires à toute activité durable et à toute existence officielle), il ne nous restait qu’à persévérer dans notre Coopérative semi-clandestine et semi-marginale, c’est-à-dire sans grande visibilité extérieure et en marge de nos équipes et institutions de rattachement respectifs.
C’était en quelque sorte une R.C.P. (Recherche Coopérative sur Programme) ou un Groupe Transversal avant la lettre, que ni le C.N.R.S. ni la plupart d’entre nous ne songeaient à officialiser, même si ce mode de fonctionnement hybride et ambigu (associatif mais sans déclaration d’Association jusqu’en 1967 ; professionnel mais sans véritable engagement dans un projet de production programmée …) était relativement coûteux en temps dépensé pour certains et probablement frustrant pour ceux qui en attendaient un surcroît de reconnaissance auprès des instances légitimantes que sont l’Université et le C.N.R.S.
Il serait difficile de dresser un Bilan de ces quatre années de vie du G.S.S.J., dont au moins une année au ralenti (1964) pour cause de non-disponibilité des deux fondateurs : Nicole en séjour de longue durée aux Etats-Unis et moi-même absorbé par la réalisation d’une grande enquête sur le terrain en Région Parisienne et dans le Sud-Ouest. En tout cas, il me paraît important de ne pas sous-estimer les effets dérivés, indirects, de l’action du G.S.S.J. dans le champ sociologique de l’époque et dans le processus de formation continue de ses membres …
Ces effets dérivés s’inscrivent dans les conceptions et les pratiques socioprofessionnelles dominantes de cette période, que je qualifierais volontiers encore aujourd’hui de mandarinales. La plupart d’entre nous étaient de “jeunes chercheurs” au statut personnel non encore assuré (par ex. Attachés de Recherche contractuels au C.N.R.S.) et/ou rechignaient à entrer dans les jeux rituels d’allégeance (par ex. Thèse ou délégation d’autorité) qui vous isolent de vos collègues “extérieurs” en vous liant à un Patron jaloux de ses prérogatives. Les centres d’intérêt et thèmes de recherche collectifs de nos nombreuses équipes respectives étaient définis dans les termes de découpages académiques plus ou moins classiques et administrativement efficaces, malgré la précarité éventuelle de leurs justifications théoriques (l’urbain, le rural, le loisir, l’éducation, la délinquance, le travail, la famille, la conscience ouvrière …). Par rapport à ces thèmes la/les “Jeunesse(s)” ne constituaient qu’un thème mineur (sans jeu de mot), une contribution d’appoint et, s’agissant d’acteurs sociaux, les “adolescents”, “jeunes-adultes” ou “jeunes” … étaient éclatés, dispersés, en de multiples rapports sociaux spécifiques dans des institutions différentes, qui les opposent à des parents dans la Famille, à des enseignants dans l’Ecole, à des employeurs et “anciens du métier” dans l’Entreprise, à des policiers et à des Juges dans l’Appareil répressif et judiciaire, puis à des marchands, éditeurs et publicitaires dans le Marché de la Consommation et de la Culture de masse, enfin à des politiciens, à des “militants” et idéologues dans les Partis, Syndicats, Eglises et autres Mouvements de pensée…
Il se mêlait dans notre conscience diffuse de la situation et dans notre projet flou à la fois la volonté “politico-syndicale” de ne pas être personnellement des agents de la reproduction du Système Mandarinal, que nous combattions par ailleurs, et le constat réaliste qu’on ne pouvait collectivement pas être très performants sans passer des compromis avec ce système (voie de la reconnaissance en légitimité au sein de la Mère Université-CNRS et/ou en filiation auprès du Père-Patron) ou éventuellement sans le contourner par des accords négociés avec d’autres partenaires intéressés (voies du mécénat, de l’audience médiatique, de l’expertise sociopolitique, voire politicienne, sur tout ou partie des “problèmes sociaux de la jeunesse”).
Evidemment, cette préoccupation anti-mandarinale n’était pas partagée par tous les membres du Groupe avec la même conviction : la trajectoire personnelle du dernier “responsable” du G.S.S.J., après le déclin final du Groupe, le rappellerait en cas de besoin. Mais il faut bien reconnaître également que nous avions à gérer un certain nombre de tensions, voire de conflits internes, pas tous aussi féconds les uns que les autres, tout autant que de solidarités et de convergences positives : c’est la rançon normale de l’”ouverture” (et, par surcroît du souci de pluridisciplinarité) de tout groupe de travail qui n’exige a priori aucune adhésion délibérée à un projet précis et mobilisateur. Et il est probable que j’ai eu une plus grande part de responsabilité que Nicole dans cette pratique d’ouverture que l’on pouvait prendre pour du laxisme ou de l’oecuménisme béat.
Cela dit, la complémentarité de nos orientations et perspectives (notamment, celles des deux principaux co-fondateurs et co-animateurs du Groupe) a permis de “neutraliser” certaines de ces tensions parmi les plus “explosives”, ce qui a permis d’accomplir les principales missions de services qu’on s’était assignées et qui constituent d’ailleurs les activités normales de tout Séminaire de recherche (échanges de notices et comptes-rendus bibliographiques, présentation et discussion de recherches en cours ou en projet, débats théoriques et méthodologiques, réseau d’informations mutuelles).
Parmi ces tensions, je rappellerais sans vouloir personnaliser :
1 – les penchants de Georges L. pour l’ambiance “T-Group”, les relations émotionnelles, la participation médiatique d’une part, et ceux de Philippe R. pour l’organisation formelle, l’édiction de règles et de procédures de contrôle d’autre part,
2 – les orientations de Bernard L. pour l’Histoire et la Macro-Sociologie, celles de Bianca Z. pour la Psycho-Sociologie et celles de Roland D. pour l’Ethnologie.
3 – les réticences de Claude D. et de la plupart d’entre nous à l’égard des sollicitations et propositions intéressées du Ministre F. MISSOFFE et de son Directeur de cabinet R. HABY pour la préparation d’un Livre Blanc sur la Jeunesse d’une part, et le désir de Jean H. de ne pas manquer cette occasion de prendre nos responsabilités dans ce qui pouvait amorcer un débat public.
4 – le même type de réticences et de scrupules, opposé au même désir d’efficacité et de participation, à propos d’autres “demandes sociales” provenant par ex. du mécénat de la Fondation Royaumont, des sondeurs de l’I.F.O.P., des journalistes de l’A.P.I.J., comme à propos de “demandes scientifiques” provenant de Patrons “significatifs” dans ce champ de recherche :
Jean STOETZEL, Edgar MORIN, Viviane ISAMBERT-JAMATI (en notant au passage l’absence remarquée de contacts avec l’équipe de Pierre BOURDIEU).
Ces tensions et divergences d’appréciation trouvaient un écho au sein du groupe informel des Gentils Organisateurs du début, comme au sein du “Comité Permanent” créé en 1967 dans la perspective de la création d’une Association loi 1901. Mais, en l’absence de procédures de régulation interne et de volonté (ou d’habileté ?) de magouille chez ces G.O., le résultat visible de ces neutralisations était l’inhibition des projets ambitieux auxquels aspiraient tel ou tel d’entre nous.
En effet, la question de savoir si le G.S.S.J. aurait pu survivre à ces divergences sans le changement de responsable à sa tête et surtout sans le séisme de mai 68 (qui, aux dires de certains témoins, aurait sapé jusqu’aux .justifications mêmes du Groupe en ôtant toute crédibilité à son objet “Jeunesse”), est une question conjoncturelle relativement secondaire, qui demande à être complétée par d’autres questions plus structurelles et fondamentales.
Car on peut s’interroger sur le relatif échec des propositions concrètes spécifiques de Nicole et de moi-même dans les deux registres complémentaires de la construction d’une problématique de convergence d’une part, et de l’organisation d’une Banque de Données concernant le dispositif de recherche de ce secteur d’autre part.
Certes, les propositions de problématique et de grille d’analyse théorique énoncées par Nicole dès la première séance furent prises en considération de manière très positive, mais elles sont restées sans effet pratique pour la suite des débats, activités et projets du Groupe. Ceci me rappelle d’ailleurs le sort réservé aux propositions du même type que j’ai formulées dès la première séance de constitution du Réseau “Jeunesses et Sociétés” en 1983. S’agissant des propositions de Nicole dans le contexte de 1963, je ne pense pas qu’on puisse incriminer leur qualité intrinsèque pour expliquer cette indifférence de fait.
De même les propositions de constitution systématique de Fichiers Documentaires, que j’ai formulées et mises en oeuvre avec la complicité de Vincent PEYRE, Monique CHAUCHAT et Claire GUINCHAT, mais aussi en étroite coordination avec des projets de Banques de Données officielles (DGRST, MSH, EPHE, ENS, UFOD, INRP …), n’ont abouti qu’à des ébauches de réalisation effective. La disproportion entre l’ambition du projet et la modicité des moyens mobilisés suffit-elle à expliquer la relative médiocrité du bilan de ce “Service Coopératif de Documentation” ?
Pour terminer ce témoignage par une note plus personnelle, je dirais que Nicole m’impressionnait par plus d’un trait de sa personnalité.
A moi qui avais fréquenté les “Blousons Noirs” (ces ancêtres des Loubards de banlieue) pendant mes loisirs de jeunesse, après un “apprentissage sur le tas” de la menuiserie en atelier, parallèlement à ma formation familiale petite-bourgeoise puis à ma (dé)formation sorbonnarde, Nicole de MAUPEOU, analyste pertinente des “Blousons bleus” et disciple de Maîtres prestigieux (Georges FRIEDMANN et Alain TOURAINE), m’intriguait et me séduisait tout à la fois.
Son charme aristocratique discret et sa vivacité d’esprit lui donnaient je ne sais quel faux air de “préciosité” (rehaussé parfois par des crises d’asthme dont on ne soupçonnait pas la gravité et qui devaient lui être fatales), bien vite démenti à son contact.
Je conclurai d’ailleurs, sans jeu de mot déplacé, qu’elle fut et reste pour nous tous, anciens membres du G.S.S.J. et pour moi en particulier, une SOEUR très précieuse, profondément regrettée dans notre environnement hélas si peu fraternel !
Et que c’est pour nous un motif de fierté et de satisfaction que d’avoir participé avec elle à cette aventure utopique que fut le G.S.S.J. des années 1963-67, illustration fragile et éphémère de ce qu’il est possible de faire ensemble lorsqu’on applique avec sérieux les normes officielles de l’éthique scientifique tout en déjouant les pièges et les séductions carriéristes des pratiques dominantes de l’establishment scientifique «réel».
jacques Jenny
janvier 1989