mon dernier Rapport d’activité au CNRS (1995)
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mon dernier Rapport d’activité officiel au CNRS
… en guise de “testament scientifique”
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Jacques JENNY 5 septembre 1995
chargé de recherche en sociologie
membre du GEDISST, UPR 266
Section 36 du Comité National
agent CNRS n° 38123
RAPPORT D’ ACTIVITÉ “à QUATRE ANS”
(1991-1995)
Ce rapport à quatre ans étant le dernier à rendre compte d’une longue et passionnante “carrière” de chercheur, j’ai décidé d’en faire une sorte de testament scientifique – pour transmettre à mes “pairs” non pas mes dernières volontés mais mes derniers voeux, une partie des interrogations scientifiques qui me semblent les plus fondamentales et un rappel des principaux résultats de mes activités scientifiques, assorti des propositions qui me tiennent le plus à coeur.
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Je commencerai par exprimer, une dernière fois (se reporter à la collection de mes nombreux rapports d’activité, rédigés avec la plus grande sincérité pour rendre compte de mes occupations réelles, tant administratives, techniques et manuelles que scientifiques stricto sensu), ma déception de n’avoir pas été, tout au long de ces quarante années passées au service du CNRS, exploité comme il me semble qu’un organisme de recherche fondamentale devrait pouvoir exploiter ses “ressources humaines”. Puis-je au moins espérer que ce cri d’alarme contribue à reconsidérer sérieusement la manière de traiter les “vieux chargés de recherche” qui n’ont pas démérité et qui se sont même parfois défoncés pour la recherche sans ambition carriériste (j’ai ici une pensée émue pour tel ou tel de mes compagnons que le traitement par l’indifférence a conduit jusqu’à la déprime suicidaire), et à en mieux reconnaître et valoriser l’expérience accumulée et les potentialités ?
Depuis une trentaine d’années j’émaille mes rapports d’activité de propositions de toutes sortes (épistémologiques, théoriques, méthodologiques, techniques, déontologiques), je rends compte des obstacles rencontrés dans la diffusion des résultats originaux de mes travaux, de mon incapacité à “capter l’attention” de mes pairs influents (pour les autres, pas de problème : je dispose d’un réseau très dense et très intéressant de coopérations informelles), à obtenir des autorisations de publication, des aides à la recherche ou au développement d’outils de recherche. Bref, j’ai toujours cherché à susciter, y compris à travers le Comité National, le minimum de considération et d’écoute critique sans lequel le “collectif de travailleurs” que nous formons tous ne peut progresser. Mais sans succès !
Avant d’évoquer, à la fin de ce testament, quelques hypothèses concernant ma responsabilité personnelle dans cette situation, je voudrais tout d’abord dénoncer ce qui me semble imputable aux effets pervers de l’institution de recherche à laquelle j’ai consacré toute ma vie active (sauf deux années de recherche sur contrats et deux années d’enseignement à l’étranger) : il s’agit de ceux que provoque la division du travail, antiproductive et antifonctionnelle, entre disciplines académiques et plus encore entre les statuts ITA et chercheur, enseignant et chercheur, mais aussi entre les équipes de recherche et entre les équipes de recherche et les unités de service et de recherche.
Il se trouve en effet que je pratique beaucoup d’activités aux marges, dans les interstices, à l’intersection, et de plusieurs disciplines instituées, et de ce qui se fait dans d’autres équipes ou services, mais aussi de ce que l’on attend “normalement” des personnels relevant des trois statuts de chercheur, d’ingénieur et d’enseignant (sans parler ici des activités de type administratif ou technique, imposées à tous les “volontaires” par la sous-dotation des équipes en personnels de ce type).
Si je m’étais abstenu de travailler hors des sentiers battus (ou plus précisément dans les sentiers battus par d’autres collègues que ceux de ma tribu), je n’aurais sans doute pas éprouvé autant de difficultés pour faire entendre mes propositions et mobiliser l’attention de l’institution CNRS. Mon drame, en quelque sorte (n’exagérons pas le caractère dramatique de cette déconvenue), ou le tort que j’ai eu, c’est …
– d’avoir inventé une méthode d’analyse de type statistique (et d’avoir découvert par hasard, puis d’avoir corrigé, certaines incohérences ou lacunes dans l’appareillage statistique classique) – alors que je ne suis pas statisticien et pas affecté à une équipe de recherche méthodologique, ou rattaché à des équipes peu portées sur ce genre de méthodes,
– d’avoir ensuite conçu et fabriqué moi-même un prototype en bois d'”entropimètre” (ou règle à calcul informationnel), à l’époque où les machines à calculer de bureau ne comportaient pas la fonction logarithmique nécessaire à la mise en oeuvre de cette méthode – alors que je ne suis ni mathématicien ni prototypiste (bien que j’aie, aussi, un C.A.P. de menuisier),
– puis d’avoir conçu et réalisé un logiciel informatique pour mettre cette méthode, ainsi que d’autres outils d’analyse méconnus en France, à la portée de tout un chacun(e) – alors que je ne suis ni informaticien ni de statut ITA ni affecté à une unité de service et de recherche (une demande d’affectation ou de détachement à l’USR de l’IRESCO ayant pourtant été formulée, mais en vain, en février 1991 – dans le cadre d’un projet de création d’un “Bureau des Méthodes logicielles”),
– de m’être toujours intéressé de près aux activités documentaires, que je considère comme un passage obligé de toute opération de recherche, au point d’avoir animé un groupe de travail sur la Recherche Documentaire dans le cadre privé d’une association loi 1901, et d’avoir écrit des programmes informatiques (à diffusion actuellement confidentielle) de capture et reformatage de fichiers bibliographiques télédéchargés – alors que je ne suis ni documentaliste ni de statut ITA et que les chercheurs de mon entourage n’accordent en général qu’un intérêt limité à la fonction documentaire et aux bases de données,
– de n’avoir jamais refusé d’assister un collègue ou un doctorant, ou même un quidam citoyen, dans la conduite de sa recherche, au double motif qu’on peut toujours tirer profit de telles activités de consultance et que c’est selon moi une obligation de service public – alors que je ne suis pas formellement chargé d’enseignement ni de valorisation,
– d’avoir osé, jeune chercheur, proposer à mon patron une conceptualisation ambitieuse du projet “psychosociologique” de notre laboratoire (ou de “son” laboratoire ?) – alors que de telles ambitions font partie (comme il me le fit vertement comprendre) du domaine réservé de la direction des équipes et de leur “collège des anciens”. Je viens encore tout récemment de constater, dans un séminaire de Psychologie sociale de la Sorbonne, que ce type de questions fondamentales est plus que jamais à l’ordre du jour, et on peut conjecturer qu’elles progresseraient davantage si elles étaient prises en charge par une plus grande diversité de générations de chercheurs, sans tabous gérontocratiques ni arguments d’autorité,
– d’avoir eu l’audace de proposer, dès avant 1968 (c’est-à-dire à la fois en plein régime technocratique et en émergence de mode althussérienne), une ébauche de Discours de la Méthode pour sciences sociales, centrée sur la complexité transdimensionnelle et la dialogicité de la réalité sociale – alors que je ne suis ni philosophe ni épistémologue patenté (je ne prétends qu’à produire de l’épistémologie “pratique-et-politique”, à partir de mes expériences de recherche), et que ce genre d’exercice semble réservé à des chercheurs “chevronnés”,
– de m’être lancé, avec un ami électronicien du secteur privé, bien avant l’apparition des micro-ordinateurs (qui allaient rendre plus tard ce projet tout à fait obsolète), dans la réalisation d’un prototype de “photocompteuse électronique”, pour compter les perforations des “fiches-par-caractéristique” (ce que certains prenaient pour un canular !) selon un système de traitement de l’information plus convivial et plus conforme aux conceptions épistémologiques évoquées ci-dessus que les gros centres de calcul de l’époque, – alors que je ne suis qu’un “amateur” du traitement de l’information, non rattaché au Secteur des Sciences pour l’ingénieur. Il faut se souvenir qu’à cette époque les grands responsables de l’informatique du CNRS ne juraient que par le CIRCE et que plus tard, après l’apparition des premiers micro-ordinateurs de bureau (notamment à la Table Ronde de St. Lambert-des-Bois, en 1978), ils prédisaient la mort prochaine de la micro-informatique, “gadget sans avenir” !
– de m’engager, tout récemment, dans un projet international d’inventaire critique et comparatif des logiciels d’analyses textuelles, selon la problématique états-unienne dite CAQDAS (Computer Assisted Qualitative Data Analysis Software) – alors que je ne suis pas vraiment un “spécialiste” expérimenté des analyses textuelles (bien que j’aie beaucoup investi dans la recherche documentaire et dans l’analyse sociolinguistique) et que je ne partage sûrement pas cette conception dominante d’une opposition dichotomique entre “le quantitatif” et “le qualitatif” et que, d’autre part, les pratiques d’analyse “scientifique” (informatisée ou non) de discours sociaux n’intéressent encore qu’un tout petit nombre de sociologues du CNRS.
L’éclectisme de mes différents registres d’activité professionnelle n’a pas été seulement une transgression des divisions du travail instituées.
C’est aussi et peut-être surtout la transgression de l’élitisme ambiant, qui hiérarchise abusivement les opérations “nobles” (écriture, signature, réalisation du produit intellectuel fini, visible) et les “ignobles” (celles qui concourent, obscurément mais nécessairement, à la production des textes dits scientifiques stricto sensu) et qui semble ignorer les célèbres expressions d’un Claude Lévi-Strauss sur la fécondation mutuelle du geste et de la pensée ou, plus récemment, d’un Pierre Lévy sur les similitudes d’écriture de programmes informatiques et de textes scientifiques ou littéraires, en tant que “construction d’artefacts interactifs pour la communication de la pensée”.
C’est aussi et conjointement la transgression de l’individualisme qui régit de facto les relations professionnelles au CNRS et dans l’Université française, en dépit d’un certain discours officiel et de certaines structures (comme les “équipes” de recherche, ou les “unités de service et de recherche”, ou encore la “mission de valorisation” au CNRS) censés valoriser les coopérations et les opérations collectives, d’une part au sein même de l’institution (valorisation et solidarité internes) et d’autre part dans les relations entre l’institution et son environnement sociétal (valorisation et solidarité externes).
Ayant, par choix idéologique personnel et par conviction épistémologique (acquise dès mes premières expériences de recherche), une forte inclination pour le travail en équipe ou au moins en collaboration, j’ai souvent préféré travailler pour des collègues dans toutes sortes de coopérations (ce qui me vaut parfois le sobriquet de “petit dépanneur universel”) plutôt que d’approfondir et d’exploiter à mon profit celles de mes propositions de recherche dont l’envergure exigerait un cadre collectif ou, à tout le moins, un support institutionnel efficace, signe d’un intérêt manifeste !
La discrétion et la rareté de mes publications (en langage “naturel”, sinon en langage informatique, cf. plus haut), depuis une vingtaine d’années, n’ont pour motif ni l’absence de choses importantes à communiquer (j’ai en chantier plusieurs dossiers de recherche, susceptibles d’aboutir à des articles ou à des ouvrages scientifiques) ni une quelconque inhibition personnelle (je n’ai jamais éprouvé la fameuse “angoisse devant la page blanche”). Elles résultent d’abord d’une série de quatre refus de publication non motivés qu’on m’a infligés dans les années 70, à mon retour du Québec (cf. mes hypothèses d’explication à la fin de ce texte). Démotivé par cette absence d’écho officiel, je n’ai plus guère écrit que des programmes informatiques – avec l’alibi d’une très réelle absence de temps disponible pour d’autres formes d’écriture scientifique, conséquence d’activités de service de plus en plus nombreuses en réponse à l‘écho croissant (mais sans soutien logistique) de mes propositions méthodologiques, notamment sous leur forme informatisée.
J’y vois l’effet pervers de mon hyper-adaptation aux normes et à l’éthique officielles de la recherche scientifique publique (esprit de service public désintéressé, déontologie de la rigueur et de l’honnêteté, passion du travail en équipe, acceptation des risques inhérents à l’originalité créatrice,…), en régime bureaucratisé – dans un contexte où les conditions réelles et les relations de travail réelles ne correspondent pas à ces normes ni à cette éthique.
Autrement dit, je n’ai fait qu’appliquer la lettre et l’esprit du contrat qui me lie à mon employeur le CNRS, même si je n’ai pas la naïveté de croire que ce sont ces normes-là qui servent de critères aux promotions individuelles d’ordre symbolique et financier (le dernier de mes soucis) et à la reconnaissance effective du travail de ses agents (le premier de mes soucis).
Ce faisant, je pense avoir fait la démonstration par l’absurde de l’hypocrisie de ces normes officielles. Mais je n’aurai pas la cruauté de dénoncer nommément les mandarins illustres ou médiocres qui, pour préserver leurs privilèges, se sont prêtés à cette démoralisation de chercheurs ou techniciens créatifs : comme ce professeur qui, en stage de formation permanente, faisait fi des expériences pratiques des stagiaires et de leurs questions impertinentes, et me déclara que pour imposer des idées neuves il fallait d’abord “tuer ses pères” ! N’ayant pas un tempérament de killer, ni aucune prédisposition à la schizophrénie ou à la paranoïa, il ne me restait que la solution du repli solitaire et silencieux sur des objectifs qui, de réputation plus modeste, ont l’avantage de renvoyer un écho presque immédiat : qu’il s’agisse, notamment, de programmes informatiques (ça marche ou ça ne marche pas) ou de services personnels (ça satisfait une demande ou ça ne la satisfait pas).
On a le narcissisme qu’on peut !
Et pourtant, de temps en temps, j’ai la satisfaction de constater des convergences entre les déclarations programmatiques les plus officielles du CNRS et mes propres déclarations d’intention restées sans écho. Ainsi en est-il, par exemple, du dernier projet de Schéma Stratégique du CNRS pour la période 1993-95, où j’ai noté entre autres :
– le Chapitre Premier consacré à la “maîtrise scientifique de la complexité”,
– une responsabilité de premier plan dans la “mise à disposition de la communauté scientifique française des outils de recherche les plus performants”, ce qui implique d’encourager et de reconnaître dans toutes les instances la recherche sur l’instrumentation de la recherche (incluant les bases de données, à propos desquelles on reconnaît le “retard français”), contre une certaine standardisation instrumentale (en sciences humaines comme partout ailleurs ?),
– l’intégration, dans les logiciels, de l’ “heuristique du métier” (celui de chercheur en sciences sociales comme tout autre métier ?), pour une meilleure capitalisation des connaissances et savoir-faire accumulés.
J’ai toujours considéré comme un devoir de chercheur professionnel de lutter contre la “médiocrité”, le conformisme et l’amateurisme, c’est-à-dire d’abord, au sens étymologique de médiocre, contre la tendance à ne concevoir que des théories et des faits moyens et superficiels, puis plus généralement contre les idées simplistes et les présupposés du prêt-à-penser, quoi qu’il pût en coûter et tout en sachant bien qu’il est aussi difficile (voire impossible) d’identifier les présupposés de la communauté savante dans les paradigmes réputés scientifiques que les préjugés dits (avec une pointe de mépris) du sens commun dans les formulations de l’opinion “naïve”.
Et je partirai de cette “communauté” de recherche avec la double satisfaction, d’une part d’avoir conservé la plus grande indépendance d’esprit possible, c’est-à-dire de ne m’être jamais inféodé à aucune des modes intellectuelles successives, même celles qui confortaient le mieux mes opinions civiques personnelles ou qui auraient pu me procurer des “appuis politiques” contre l’adversité, et d’autre part d’avoir néanmoins (ou peut-être grâce à cela et à mon obstination) trouvé – ce qui est bien la plus grande satisfaction qu’un chercheur puisse éprouver – un certain nombre de choses qui me semblent former un système cohérent et relativement original.
– – – – – – – – – –
C’est par un rappel des principales de ces “trouvailles” que je vais terminer ce testament scientifique, avec l’espoir que quelques-unes au moins ne tomberont pas dans un oubli définitif. Pour ce qui concerne spécifiquement mon Rapport d’Activité des quatre dernières années, je renvoie au Rapport collectif d’activité de mon laboratoire, le GEDISST – qui contient pratiquement toutes les informations nécessaires pour connaître mon emploi du temps pendant cette période, ainsi que la liste de mes nombreuses interventions d’expert-consultant dans le cadre d’opérations de valorisation et de mes trop rares participations à des séminaires ou colloques de recherche, ou de mes trop rares publications stricto sensu.
Très conscient de ce que je dois depuis longtemps à un certain nombre de personnalités, qui m’ont transmis les “outils de la pensée” les plus performants, notamment pour traquer et expliciter les présupposés des discours scientifiques (pour ne citer que les personnes qui ne me semblent pas avoir parmi les sociologues toute la notoriété qu’elles méritent : Canguilhem, Blanché, Simondon, Morin, Halphen, Goodman, Guttman, Barton, Guillaumin, Mathieu, Achard, et beaucoup d’autres qui m’ont influencé à mon insu), c’est aussi à elles que je dédie ce testament scientifique.
1 – Prenons l’exemple de mes dernières trouvailles méthodologiques et informatiques concernant la construction et l’exploitation de “données” d’enquêtes, dans la perspective épistémologique du “traitement de la complexité” :
Ces trouvailles s’inscrivent dans un vaste projet de création logicielle, intégrant trois modules de programmes informatiques écrits en langage Basic pour micro-ordinateurs compatibles PC, à savoir :
– le logiciel SADE, conçu à l’origine par le groupe M.I.S. de Besançon, et que j’ai complètement transformé par diversification des types de questions, par ajout de plusieurs fonctionnalités et par application délibérée de principes simples d'”ergonomie cognitive” (par exemple, édition synoptique des résultats de tri, sous la forme la plus condensée possible),
– le logiciel KALEIDOS, de conception originale, qui consiste, d’une part, dans une analyse combinatoire “pragmatique” des patrons de réponses à des “batteries de questions” (tri arborescent pour inventaire, aux fins de classification par agrégation) et, d’autre part, dans l’édition synoptique et condensée de grands tableaux de tables de contingence simples (jusqu’à 20 questions en colonne et 127 questions en ligne) ou conditionnelles (une question, filtrée par une autre question, en colonne, et jusqu’à 127 questions en ligne),
– le logiciel ASI, qui permet de traiter de manière conviviale (en analyse primaire ou secondaire) tout tableau statistique à 2 ou 3 dimensions selon la méthode d’Analyse Structurelle des Interférences que j’ai mise au point, et autres méthodes complémentaires d’analyse tabulaire évoquées plus loin.
Normalement (c’est-à-dire dans un cadre institutionnel favorable), ce projet aurait dû se réaliser en quelques années de collaboration entre un informaticien, un statisticien et moi-même, chercheur en sociologie. Au lieu de quoi il m’a fallu galérer seul pendant de longues années d’auto-formation permanente, tout en acceptant avec plaisir et intérêt les nombreuses occasions d’expérimentation et d’enrichissement du projet fournies par ma collaboration “désintéressée” à une trentaine de traitements d’enquêtes par questionnaire (ce qui m’a parfois identifié, moi tout seul et à temps partiel, à un atelier de génie logiciel).
A l’origine du projet, il y avait un ensemble de “propositions pour l’élaboration d’une épistémologie cohérente et pour son application aux sciences sociales” (publiées dans le n° 6 de la revue Epistémologie Sociologique, 2ème semestre 1968). Propositions, et non positions dogmatiques, qui allaient ensuite se concrétiser, d’une part sur le plan théorique, par l’élaboration d’un cadre de référence conceptuel pour l’analyse des rapports dialectiques entre les différentes instances de la pratique sociale (dont je reparlerai plus loin à propos d’autres trouvailles plus fondamentales) et d’autre part, sur le plan méthodologique, par l’élaboration d’une procédure originale d’analyse de tableaux statistiques pluridimensionnels, dans le cadre d’une critique des présupposés des méthodes dominantes abusivement désignées, au singulier, l “analyse des données”.
J’ai nommé cette procédure méthode d’Analyse Structurelle des Interférences (A.S.I.) parce qu’elle permet de traiter les “effets de conjonction” (ou d’ “interaction”) de plusieurs “variables” de type nominal selon le modèle classique d’Analyse de la Variance (cf. Informatique et sciences humaines, n°39, décembre 1978, et Quality and Quantity, n° 15-4, août 1981). On peut la considérer comme le résultat d’un croisement fécond entre, d’une part, une extrapolation des applications statistiques de la “théorie de l’information”, connues surtout aux Etats-Unis, et, d’autre part, la métrique du calcul booléen, plus connue en France notamment sous la forme du treillis distributif complet à 1, 2, 3, …, n générateurs. C’est ce croisement qui m’a permis de découvrir des contradictions logiques dans le formulaire classique de l'”uncertainty analysis” (ne m’a-t-on pas présenté comme un des correcteurs de la formule du point médian du treillis à trois générateurs ?), avec des conséquences méthodologiques et surtout épistémologiques concernant les fondements mêmes de la complexité. Mais qui cela peut-il bien intéresser parmi les sociologues ?
Devant l’engouement manifesté en France pour les méthodes d’analyse spectrale (le factorialisme benzécriste), il est apparu nécessaire d’expliciter les présupposés qui orientent, à l’insu des chercheurs et parfois même des statisticiens, les grands types de procédures de calcul statistique : l’occasion en fut donnée au cours d’un Séminaire de recherches sur “Les indicateurs pluridimensionnels des pratiques familiales” qui réunissait, en 1988-89, plusieurs des membres actuels du GEDISST. Les présupposés “fréquentistes” du courant benzécriste dominant furent ainsi confrontés avec ceux du courant dominé, d’inspiration “intuitionniste” (au sens que donne à ce terme Georges Morlat par exemple pour présenter le statisticien méconnu Etienne Halphen). Ceci dans l’espoir de réhabiliter certaines méthodes alternatives classiques, actuellement délaissées, telles que l’analyse de la variance, et de promouvoir des méthodes moins bien connues comme l’analyse des comparaisons (de Rouanet), ou de l’ “indétermination” (“uncertainty analysis” de Garner et Mc Gill), ou la méthode log-linéaire, ou ma propre méthode A.S.I., etc…
Puis est vite apparue la nécessité de développer aussi, en amont de cette méthode, des procédures de traitement d’enquêtes à la fois plus conviviales et mieux adaptées aux problèmes spécifiques des sciences sociales que les principales méthodes décrites dans les manuels ou implémentées dans les logiciels informatiques usuels (et que les dispositifs artisanaux développés par moi-même avant l’ère de la micro-informatique). Ces logiciels, en effet, à commencer par leurs modules de saisie et de “gestion des données”, sont conçus selon des présupposés qui privilégient des traitements de données de type “gestionnaire”, réductionnistes et analytiques, au détriment d’une approche de type constructiviste, plus conforme aux méthodes spécifiquement sociologiques du traitement de la complexité. Il suffit de constater comment, dans la plupart des traitements classiques, les réponses aux questions complexes et multidimensionnelles de questionnaires (questions à réponses multiples, séries d’items ou séries numériques, “questions-tableaux”, indicateurs structurels ou contextuels concernant des groupes, des réseaux, etc…) se trouvent décomposées et réduites au statut de “variables” juxtaposées, simplifiées et souvent même binarisées, pour mesurer l’intérêt d’une méthodologie appropriée à ces “dispositifs de questionnement”, relativement fréquents en sciences sociales.
Il s’agit en somme de concevoir une méthodologie conforme au principe suivant de “complexité optimum“, qui appellerait évidemment de longs commentaires épistémologiques et théoriques par rapport au Discours Cartésien de la Méthode :
“construire, enregistrer et traiter les informations
sous la forme (dans le ‘format’) la plus signifiante pour la recherche,
c’est-à-dire à leur ‘niveau de complexité’ le plus élevé possible“.
En sciences sociales cela permettrait par exemple de traiter des entités collectives ou des réseaux, des évolutions chronologiques, des structures spatiales,… autrement que comme des agrégations d’individus ou de relations, des successions d’événements, des juxtapositions de lieux,…
S’agissant particulièrement des informations recueillies par la voie de questionnaires d’enquête de type sociologique, ces principes abstraits peuvent se concrétiser par la classification bidimensionnelle suivante, qui diversifie et explicite les principaux types formels de questions que toute recherche peut être amenée à poser à ses informateurs :
“dispositif de |
types |
de |
réponse |
sollicitée |
|
questionnement“ |
|
|
|
|
|
|
Nombres |
Rangs |
Codes |
Texte |
“Graphes” (p.m.) |
QRU = 1 Q / 1 R |
A |
B |
C |
D |
E~ |
QRM = 1 Q / x R |
F |
G |
H |
I |
J~ |
nQRU = n Q / 1 R |
K² |
L² |
M |
N |
O~ |
nQRM = n Q / x R |
P~ |
Q~ |
R~ |
S~ |
T~ |
QTAB = m l * n c |
U~ |
V~ |
W~ |
X~ |
Y~ |
[Q= Question / R= Réponse] [l= ligne / c= colonne]
RU= Réponse Unique RM= Rép. Multiples QTAB= Quest.-Tableau
nombres : m & n = déterminés x = indéterminés
exposants : ² = en cours de développement logiciel ~ = extension logicielle en projet
Au risque d’apparaître prétentieux, je considère cette classification bidimensionnelle des questions comme une trouvaille assez importante, fruit d’un long et patient investissement théorico-pratique, au regard des classifications pragmatiques actuellement en usage dans les petits et les grands logiciels classiques; en ce sens d’abord qu’elle reconnaît explicitement, au fondement de toute information, l’importance du couple Question-Réponse, avec toutes les variantes du dispositif de questionnement (ou “format”), en ce sens aussi qu’elle permet de donner un statut formel précis à chaque question d’un questionnaire, avec les traitements appropriés (sans parler ici ni du statut théorique ni des modalités concrètes d’énonciation des questions, auxquelles renvoient les travaux de J.P. Grémy), et qu’elle permet aussi de stimuler l’imagination sociologique en suggérant de nouveaux types de questions, et de traitements.
Les deux premières lignes du tableau ci-dessus, et une partie de la troisième, correspondent à la partie déjà réalisée du projet de création logicielle, alors que les deux dernières lignes et la colonne de droite dessinent l’extension de ce projet, d’une part extension nécessaire vers les différents types de Séries de Questions et de Questions-Tableaux, et d’autre part extension souhaitable vers ce qu’il est convenu d’appeler les “supports multi-media” (dénommés ici “graphes”, par convention).
Pour compléter les traitements de base des réponses textuelles de la quatrième colonne (tris alphabétiques à trois niveaux possibles – textes complets, phrases et mots – et codage par agrégation), j’ai intégré dans le logiciel SADE quelques modules élémentaires de lecture des mots en contexte, qui ne prétendent pas rivaliser avec les logiciels “concordanciers” connus (tels que LEXICO-1 ou ALCESTE ou SAINT-CHEF) mais au contraire sont destinés à sensibiliser les chercheurs à des techniques plus élaborées d’analyse sociolinguistique.
Et c’est dans le logiciel ASI, d’abord conçu pour appliquer la seule méthode d’Analyse Structurelle des Interférences à toute table de contingence à 2 ou 3 dimensions (tant en analyse secondaire qu’en analyse primaire, en prolongement des logiciels SADE et KALEIDOS), que j’intègre progressivement d’autres méthodes statistiques complémentaires peu connues en France : par ex. annulation des “effets de structure” ou “décorrélation”, par ajustement itératif proportionnel ou “standardisation des marges” (cf. Festinger), ou encore traitement spécifique des “zéros structurels” selon le modèle dit en 2 étapes de Goodman (cf. sa procédure de dissociation des “stables et des mobiles” dans les analyses de tables de mobilité sociale), ou la mise à disposition de techniques pourtant classiques mais non programmées dans les logiciels spécialisés (par ex. expression graphique triangulaire, ou “barycentrique”, des répartitions numériques en trois modalités).
Ces trois logiciels, composés d’une quarantaine de programmes, ont déjà été expérimentés par de nombreux chercheurs pour toutes sortes de traitements d’enquêtes sociologiques et psychosociologiques. Ils comportent également des interfaces pour exporter des données vers des programmes spécifiques existants (par ex. “Dilemme” d’A. Guénoche, “Tri-Deux” de Ph. Cibois, “Asksam”, logiciel pour analyses textuelles, “Booléen”, d’A. Degenne et M.O. Lebeaux, CHIC de R. Gras et A. Larher) ou pour importer des données déjà saisies sous d’autres logiciels (par ex. EXCEL, dBASE, PARADOX, SAS, SPSS, etc…). La “bibliographie-logigraphie” jointe à mon précédent Rapport d’Activité de 1991-93 comporte la liste de ces programmes informatiques, que je revendique comme de l’écriture scientifique.
Ils sont maintenant parvenus à un stade de maturité comme prototype d’instrument sociologique de portée générale, qui a déjà fait ses preuves dans de nombreuses thèses ou recherches publiées et qui a été présenté dans plusieurs universités françaises et étrangères (parmi les dernières en date : Montréal en 1991 et Rennes en 1992), ainsi que dans plusieurs Associations professionnelles (notamment, de psychologues praticiens et d’orienteurs scolaires et professionnels). Mais ils ne peuvent avoir de développement public ou commercial qu’avec un appui logistique du Département SHS (personnels techniques et/ou crédits spéciaux) ou de la Mission de Valorisation du CNRS. Un dossier de valorisation est actuellement à l’étude, impliquant, d’une part, le Service des relations avec l’industrie de l’A.D. 1 du CNRS et, d’autre part, deux sociétés éditrices de logiciels d’analyse d’enquêtes. Quelle que soit l’issue des négociations en cours, je regretterai toujours que le CNRS n’ait pas pu trouver en son sein propre les ressources humaines et la logistique qui lui auraient permis de valoriser cette création logicielle à son profit.
2 – Parmi les autres trouvailles logicielles que j’ai développées et qui auraient eu également besoin d’un support institutionnel pour être valorisées, je signale particulièrement un programme qui analyse la structure et le format de bases de données bibliographiques télédéchargées, pour les “reformater” selon de nouvelles normes prédéfinies – aux fins d’exploitation micro-informatique en local. J’ai appelé ce programme X-DB, parce qu’il peut transformer toute extraction de base de données de format quelconque en un fichier de structure dBASE au format “TXT”, format-pivot universel dont on sait qu’il peut ensuite être exporté vers n’importe quel logiciel de recherche documentaire ou bibliographique : CDS-ISIS, TEXTO, etc…
Plusieurs applications de ce programme ont déjà été réalisées, dont une thèse de Sciences Politiques en cours. A l’IRESCO deux premiers utilisateurs, le service de Documentation du GEDISST et celui du CSU, l’exploitent – dans une version spéciale adaptée au logiciel Texto – pour intégrer des extractions de la Base de données Francis de l’INIST dans leurs Bases de données bibliographiques.
La presse spécialisée en informatique documentaire a récemment signalé un “progiciel de reformatage de notices bibliographiques”, nommé F2F, qui est proposé par la Société Frankia au prix de 8000 F. pour des services comparables. Si le CNRS s’était intéressé à mon prototype X-DB dès sa conception (en 1987), il en aurait peut-être tiré un certain profit, moral et financier. Qui sait ?
3 – S’il fallait hiérarchiser les trouvailles dont je souhaiterais assurer la pérennité, celle qui viendrait en tête serait plutôt ma proposition de grille d’analyse conceptuelle pour problématiser “les rapports sociaux, dialectiques et dynamiques, entre les différentes instances de la pratique sociale (personnes individuelles, groupes sociaux, classes et groupements sociétaux, sociétés globales)“. Présentée à mon ancien patron de laboratoire en 1966, avec le succès dont j’ai parlé plus haut (cf. page 2) et dans le contexte de propositions épistémologiques plus générales évoquées ci-dessus, cette grille d’analyse n’a donné lieu qu’à des présentations orales en séminaires de recherche ou à des formulations succinctement rédigées, puisque le seul manuscrit d’article qui s’appuyait sur cette problématique (à propos d’une recherche bibliographique sur les jeunesses et la politique dans le Québec contemporain) fait partie des quatre refus de publication signalés plus haut. Mon article de la revue Épistémologie Sociologique exposant les principes de base de cette grille d’analyse, je le joins au présent document comme témoignage de mon engagement d’alors, certes un peu naïf mais profondément sincère et passionné, par lequel je croyais pouvoir apporter une contribution significative à une théorie des rapports dialectiques (en “réciprocité de perspectives”) entre la sociologie et la psychologie sociale, entre les instances dites micro et macro, entre les aspects subjectifs et objectifs, entre les dimensions individuelles et collectives, de la réalité sociale : pratiques, structures, conflits, institutions, etc…
Le postulat sur lequel repose cette grille d’analyse, c’est qu’on ne peut construire une problématique des rapports “entre l’individuel et le collectif”, d’une part qu’en l’inscrivant dans une perspective temporelle et diachronique (en ce qui me concerne, c’est la conceptualisation de Simondon en termes de potentiels, métastabilité, transduction, etc…, que j’ai adoptée pour cette inscription), et d’autre part qu’en y intégrant d’emblée – et conjointement – au moins deux autres “dimensions constitutives, fondamentales et combinées“, qu’on pourrait désigner ainsi (à défaut d’appellations plus adéquates) :
– la dimension du SENS-Signification, qu’expriment les relations dialectiques “entre le concret et l’abstrait”, entre le matériel et l’idéel (pourrait-on parler à ce propos de “praxéo-idéologie” ?),
– et la dimension du SENS-Orientation, qu’expriment les relations dialectiques “entre l’être et la valeur” (pourrait-on parler à ce propos d’ “onto-axiologie” ?).
En combinant entre eux ces deux couples de pôles dialectiquement reliés, et le couple Individu-Société qui schématise la structure complexe des “instances de la pratique sociale“, on obtient une représentation géométrique en forme de cube – dont tous les éléments (sommets, arêtes, plans) acquièrent un statut théorique précis, notamment dans l’analyse des discordances structurelles comme potentiels métastables de transformation. L’enjeu d’une telle construction est de contraindre à ne pas séparer dans l’analyse ce qui est postulé comme intrinsèquement articulé. Loin d’imposer un cadre rigide de réponses théoriques préfabriquées, elle propose des questions pertinentes à propos de toute analyse, forcément partielle, de la réalité sociale totale. Elle implique donc une démarche empreinte d’humilité et de modestie devant la complexité du réel, guidée par la reconnaissance des nombreux “points de vue” (dominants et dominés) qui s’affrontent dans les rapports sociaux. Elle légitime les exigences d’ordre déontologique de respect de tous les “acteurs sociaux” dans leurs responsabilités civiques – tout en rappelant le rôle de certaines valeurs fondamentales et de certaines représentations collectives partagées dans la cohésion de toute “formation sociale”.
Cette construction a évidemment bénéficié de nombreux apports théoriques et empiriques, qu’elle synthétise en quelque sorte : au risque d’en oublier d’autres et de trahir la pensée de ceux-là, je tiens à rappeler qu’elle doit beaucoup, notamment, aux travaux de Gurvitch, Polin, Piaget, Moscovici, Huguet et des deux Chombart de Lauwe, puis plus récemment de Doise et de Godelier. Mais on peut également souligner qu’elle illustre la fécondité de la méthode de “substruction logique des espaces d’attributs” de Barton, ou de “classification à facettes” de Guttman – au même titre que, par exemple, la classification bidimensionnelle des questions d’enquête sociologique présentée plus haut parmi les trouvailles d’ordre méthodologique.
Je regrette de n’avoir pas su intervenir efficacement dans la discussion publique de ces questions fondamentales, quelles que soient les circonstances, évoquées plus haut, atténuant ma responsabilité personnelle. Mais y a-t-il eu seulement l’amorce d’un réel débat scientifique dans le contexte de crise d’identité que connaît depuis longtemps la psychologie sociale et dans celui d’auto-suffisance d’un sociologisme plus ou moins impérialiste ? Et pourtant, cette construction théorique de portée générale me semble encore pouvoir être d’un secours précieux pour la compréhension des faits sociaux et de leur dynamique, à condition de la compléter par des problématiques plus spécifiques – non seulement dans les divers domaines particuliers de la pratique et des institutions sociales, mais aussi dans le domaine transversal des rapports sociaux fondamentaux : rapports de classes, de sexes, de générations, de groupements ethnoculturels, caractérisés par diverses formes combinées et interdépendantes de dominance sociale (dont j’ai essayé d’ébaucher les complexes articulations, d’abord à partir des rapports de générations, puis à partir des rapports sociaux de sexes depuis mon rattachement au GEDISST).
Pour conclure, mon voeu le plus cher, au moment de quitter la scène, c’est de partager si peu que ce soit ces instruments de la connaissance, ces “outils de la pensée” (théoriques et méthodologiques, mais aussi logiques et épistémologiques) que j’ai évoqués au cours de ce testament scientifique, et d’autres encore, ceux dont j’ai hérité et qui m’ont inspiré plus encore que ceux que j’ai conçus, instruments qui m’ont apporté tant de satisfactions, même si les résultats n’en sont guère visibles.
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Si l’on voulait trouver, à l’ostracisme et/ou à l’indifférence que j’ai subis depuis un quart de siècle, d’autres raisons que les dysfonctions institutionnelles rappelées plus haut, on devrait probablement considérer mon attitude personnelle d’opposition aux abus du système mandarinal et conformiste, voire conservateur, qui régit la recherche publique en France.
En effet, ma détermination à dénoncer ces abus s’est trouvée confortée lors d’une mise à la disposition de l’Université de Montréal, en 1967-69, au cours de laquelle j’ai pu constater une différence très sensible avec notre pays à cet égard : la moindre innovation y est là-bas a priori valorisée en tant que telle – ce qui est tout aussi absurde que le refus du changement, la défense des lobbies et la crispation sur les positions établies, c’est-à-dire les positions hégémoniques des membres influents de la “communauté scientifique” comme les évidences du sens commun.
Et il semblerait que j’ai dépassé les bornes du tolérable en manifestant explicitement et régulièrement à chaque rapport d’activité (depuis que j’ai été reconnu “apte à la maîtrise”) mon refus de briguer la promotion au grade de maître, puis de directeur de recherche, auquel la plupart de mes collègues aspirent avec tant d’énergie ! J’ai d’ailleurs pu constater à quel point cette course à la promotion individuelle et cette hiérarchie des grades produit de pervers effets sur la hiérarchie des valeurs intellectuelles reconnues : n’a-t-on pas tendance à accorder a priori du crédit (et des crédits, de meilleures conditions de travail) proportionnellement au grade ? et à mépriser, ignorer, sous-estimer, les efforts, les résultats, les propositions, les projets, de ceux (et de celles, plus nombreuses encore) qui n’ont pas désiré ni voulu participer à cette compétition (fratri/sorori)cide, ou qui n’y ont pas réussi, pour des raisons souvent obscures ?
Cette attitude anti-hiérarchiste exprime à la fois ma conviction civique que la justice sociale passe, aussi, par un resserrement de l’éventail des rémunérations du travail – et ma conviction épistémique que la plus totale liberté d’expression (dans les limites des valeurs consensuelles fondamentales), ainsi qu’une bonne dose de (fratern/soror)ité dans les relations professionnelles, figurent parmi les conditions nécessaires de tout débat scientifique. Cependant elle ne m’a jamais empêché, tout au contraire, de prendre des initiatives, voire des responsabilités, dans l’organisation et l’animation d’activités collectives dans mes domaines de recherche successifs, mais toujours de manière informelle et en collégialité étroite avec au moins un(e) collègue.
Et je crois pouvoir dire que je ne suis pas le seul à avoir retiré un réel profit intellectuel, et du plaisir, dans ces coopérations qui ne figurent dans aucun organigramme officiel et n’ont pas coûté un centime au budget du CNRS : qu’il s’agisse du G.S.S.J. (Groupe des Sciences Sociales de la Jeunesse, 1963-67), en association avec N. de Maupéou-Abboud, de séminaires d’Epistemologie sociologique, avec Z. Strmiska (1973-75) et avec J.F. Bernard-Béchariès (1982-84), puis du club Micro-Iresco, avec J. Marcus-Steiff et Paula Lew-Faï (1987-1990) et d’un groupe de travail sur la Recherche documentaire au sein du club “Ouf” (1985-90), et tout récemment d’un Atelier d’inventaire critique et comparatif des logiciels d’analyses textuelles, avec P. Achard et F. Leimdorfer (1993- ).
Je crois pouvoir également dresser un bilan globalement positif des nombreuses activités de valorisation et communication que j’ai toujours eu le souci de pratiquer, bien avant que cela ne figure officiellement dans les missions principales du CNRS : qu’il s’agisse de mes activités pédagogiques, dans les cadres institutionnels de l’EPRASS à l’EHESS (1966-67) et du Département de Sociologie de l’Université de Montréal (1967-69), ou encore de la Formation Permanente au CNRS (1984-88) et dans plusieurs organismes socio-culturels, ou qu’il s’agisse de mes interventions de consultation-expertise ou d’assistance, de plus en plus nombreuses, auprès de chercheurs ou de doctorants – dont les témoignages de reconnaissance sanctionnent au moins autant, semble-t-il, mes conseils méthodologiques et épistémologiques que mes services statistiques ou informatiques.
Alors, pourquoi un tel décalage entre mon insertion durable et profonde dans la “communauté (de base) des sociologues” et l’isolement institutionnel qui m’est imposé depuis plus de vingt ans ?
Ne serait-ce pas précisément à cause de certaines de mes pratiques d’opposition anti-mandarinale, qui ont connu une phase paroxystique pendant mon mandat d’élu syndical au Comité National (1970-75) où l’occasion m’a été donnée, par exemple, d’analyser par écrit “le langage élitiste de nos patrons”, puis lors d’une action intersyndicale forte pour l’intégration des personnels “hors-statuts” de nos laboratoires dans le cadre statutaire de l’organisme CNRS (1975-80) ? En effet, l’ampleur et le succès de cette action n’ayant pas été du goût de tous nos mandarins parisiens, j’ai quelques raisons de penser que certains ne se sont pas privés d’exercer de mesquines rebuffades. Je n’ai pas encore trouvé d’autres motifs à certains refus de publication, notamment pour un article suffisamment apprécié à l’étranger pour avoir été publié dans la revue internationale Quality and Quantity, mais bloqué sous un prétexte fallacieux par le Comité de lecture de la très officielle Revue Française de Sociologie. Cette censure arbitraire a fait un tort considérable à la discussion et à la diffusion, auprès des sociologues francophones, de la méthode A.S.I. que je venais de mettre au point et dont les méthodologues anglo-saxons allaient proposer quelques années plus tard une sorte d’équivalent, sous l’appellation de méthode log-linéaire.
Il ne s’agit là bien entendu que d’hypothèses – mais comment expliquer autrement cet acharnement à refuser de prendre en considération (je ne parle pas d’approuver a priori) tout un système cohérent de propositions épistémologiques, théoriques et méthodologiques au moment même où l’on se plaît à dénoncer la crise des deux disciplines impliquées dans ces propositions, à savoir la psychologie sociale et, dans une moindre mesure, la sociologie ?