A quoi sert l’Université ?

Article publié dans le Bulletin du Syndicat des Professeurs de l’Université de Montréal (SPUM), vol III – n° 1 – octobre 1968

 

L’UNIVERSITE,  A  QUOI  ÇA  SERT ?

 

Une analyse qui se veut objective de l’institution universitaire doit, semble-t-il, s’attacher d’abord à en définir les fonctions latentes actuelles et tendancielles les plus significatives, c’est-à-dire les fonctions et les objectifs implicites qui confèrent un sens pertinent à son organisation, à sa structure et à son “fonctionnement” manifestes et qui, en dernière instance, assument la cohésion provisoire du système universitaire actuel et de la société à laquelle il appartient. Autrement dit, il s’agit de proposer un schéma d’interprétation théorique du fonctionnement interne de l’institution universitaire et de ses rapports avec les autres institutions de la société québécoise, dans la perspective dynamique de l’évolution de ces institutions et de leurs rapports mutuels.

Sous peine de confusion préjudiciable tant à la pensée qu’à l’action, cette analyse objective doit se plier aux exigences d’un travail scientifique (impartialité, recherche d’un consensus…) et se distinguer autant que possible d’une démarche, critique et normative celle-là, et exigeant de l’imagination créatrice, que le SPUM a décidé d’entreprendre conjointement avec d’autres organisations syndicales. C’est cette autre démarche, rejoignant des préoccupations spécifiquement idéologiques et politiques, qui devrait contribuer à définir le modèle normatif de l’université idéale dans une société idéale, modèle propre à structurer toutes nos actions en un projet cohérent et à les orienter vers un objectif précis, fût-il lointain.

Mais, pour ne pas tomber dans le piège du fonctionnalisme positiviste, l’analyse objective devra également s’efforcer de démasquer les idéologies qui se cachent derrière l’apparente neutralité idéologique et politique par laquelle les princes qui nous gouvernent tentent de justifier la légitimité et l’universalité de leur pouvoir et, ainsi, de neutraliser l’opposition contestataire ou de la dévier vers des objectifs secondaires.

Evidemment, nous ne sommes pas prêts pour cette analyse scientifique, qui exigerait la contribution de la plupart des disciplines des sciences sociales et humaines et qui supposerait acquise une importante documentation sociographique de base, notamment socio-démographique, qui actuellement semble faire défaut au Québec. Mais puisque, de toutes façons, notre action se réfère plus ou moins implicitement et confusément à une certaine représentation de la réalité sociale, il vaut mieux expliciter cette représentation imparfaite et la soumettre à une critique scientifique collective pour tenter de la rendre progressivement plus conforme à la réalité complexe que d’en rester à des généralités triviales, à des banalités dénuées de signification ou à des allusions équivoques que chacun interprétera à sa façon. Tel est du moins le modeste objectif du présent article : proposer une “problématique” de l’analyse des rapports entre l’Université et la Société, à seule fin de susciter, fût-ce par la critique la plus négative, la réflexion théorique et la structuration de nos observations et expériences vécues en un système de représentation plus cohérent et plus adéquat à la réalité.

Dans la Charte de l’Université de Montréal, on peut lire parmi les “dispositions générales”, sous l’article 3, que “l’Université a pour objet l’enseignement supérieur et la recherche”, sans qu’il soit nulle part ailleurs fait mention de la finalité de ces activités [i]. Car enfin, au nom de quelle philosophie sociale l’enseignement supérieur et la recherche constitueraient-ils une fin en soi, un objectif non soumis à d’autres objectifs, à d’autres finalités plus importantes de la vie collective et des existences individuelles ?

Puisque les promoteurs de cette charte sont restés muets sur cette question préalable fondamentale, il faut donc bien se risquer à émettre des hypothèses. D’ailleurs, quand bien même ils auraient révélé leurs objectifs plus ou moins avouables, ce qui transparaît parfois dans les déclarations publiques des responsables, il aurait fallu confronter cette fonction “officielle”, rationalisée, à la fonction réelle, objective, que l’institution remplit de fait au sein de la société. Car c’est précisément cette fonction réelle, objective, que nous cherchons à déterminer, sans porter pour l’instant de jugement de valeur ni à l’encontre de l’institution elle-même ni a fortiori à l’encontre de ses officiers de tous grades, acteurs ou complices le plus souvent inconscients de leur rôle réel. Si l’on part de la constatation que l’Université est une institution qui distribue le pouvoir culturel (ou, plus précisément, le pouvoir de connaître et de comprendre et, par là même, le pouvoir d’agir plus efficacement, c’est-à-dire le savoir et le savoir faire) à ceux qui ont le privilège de la fréquenter et d’en sortir avec les diplômes officiels, le problème reste donc de déterminer quelle est la puissance réelle, objective, de ce pouvoir, soit directement et indistinctement en tant qu'”élite” intellectuelle, soit indirectement et spécifiquement en tant qu'”élites” politique, administrative, financière, technologique, économique, etc…, selon les rôles sociaux auxquels ces diplômes auront donné accès, et quelles sont éventuellement les sources concurrentes du pouvoir dans ces différentes sphères de la vie sociale.

Il semble que cette fonction stratégique et polyvalente de création des élites est dévolue de plus en plus exclusivement à l’Université, partout dans le monde (si l’on excepte la Chine communiste, exception non négligeable) ; alors qu’il n’y a pas si longtemps, et notamment au Québec francophone, le prestige de la “soutane” et de la consécration ecclésiastique, qui avait lui-même succédé au prestige de la noblesse de “robe” et de la naissance aristocratique, le disputait au prestige de la “toge” et du diplôme universitaire, et des professions dites libérales (principalement la magistrature) – sans parler des voies privilégiées d’accès au pouvoir qu’a toujours constituées la fortune, héritée ou acquise. Mais des nuances s’imposent du fait d’une certaine différenciation de l'”élite” intellectuelle, différenciation rendue possible et nécessaire par l’accroissement considérable des effectifs diplômés et la complexification des structures sociales.

Si l’intelligentsia a jamais formé une classe sociopolitique homogène au Québec, soit dans l’exercice soit dans la cons testa tien du pouvoir, cela ne semble plus jamais pouvoir être. Et alors continuer de parler de L‘Université au singulier est le résultat d’une abstraction au moins aussi confuse que de parler de LA Société.

Pour une analyse plus serrée de la réalité, il nous faut donc décomposer différents secteurs de l’Université, entretenant des relations de type spécifique avec différents autres secteurs de la Société, au sein de ce qu’il faut bien continuer d’appeler la Société globale. Il faut néanmoins constater tout d’abord que tout diplôme universitaire, quel qu’il soit, confère à son détenteur, dans la plupart des sociétés, même socialistes, une forme de prestige non négligeable sur les non diplômés, à savoir le status socio-économique d’un plus haut revenu et le status socio-linguistique d’une plus grande aisance dans le langage et dans les relations interpersonnelles.

Mais, si importants que soient ces privilèges économiques et sociaux, qui, en libérant de nombreuses contraintes matérielles et sociales, permettent d’accéder plus aisément à des activités de libre choix et/ou à des fonctions de responsabilité, ils restent davantage de caractère privé et n’affectent pas aussi directement que les autres formes de privilège le secteur des relations d’autorité et de pouvoir à caractère public. Nous voulons désigner par là notamment les secteurs des activités économiques de production et de distribution, des activités spécifiquement politiques et administratives, des communications de masse et de la publicité et des organisations à caractère idéologique (certains mouvements sociaux, églises, partis ou syndicats…).

Et c’est à propos de ces différents secteurs d’activités qu’une différenciation semble s’imposer entre les différents secteurs de l’institution universitaire qui n’y sont pas reliés de manière aussi directe les uns que les autres.

Par exemple, si les disciplines des sciences de la nature ont leur application privilégiée dans les divers secteurs de la production et que les diplômés de ces disciplines, les “techniciens”, acquièrent par leur compétence un certain pouvoir dans l’accomplissement des techniques productives, ce pouvoir ne saurait se propager sans usurpation à d’autres secteurs, pas même dans le domaine des rapports sociaux liés à la production, domaine dont on voit effectivement confier de plus en plus le contrôle à des “techniciens en relations industrielles”.

Ainsi une discipline classée parmi les sciences sociales contribue à réglementer certains rapports sociaux, voire à résoudre certains conflits, sans que soient définies clairement les finalités dernières des unités de production et de l’ensemble du système productif : produire pour produire, ou pour vendre et faire consommer, ou pour accroître le capital des actionnaires ou le prestige des managers, ou pour contribuer au développement régional ou national ou mondial, ou pour assurer le maximum de confort et de sécurité aux travailleurs ? A vrai dire, dans un régime de capitalisme libéral dominé par des puissances financières étrangères, comme au Québec, il semble clair que la principale finalité du système de production est d’accroître le profit mais c’est l’expression d’un rapport de forces et non l’expression d’une quelconque “rationalité” socio-économique comme pourraient la concevoir des planificateurs ou technocrates néo-capitalistes, autres diplômés de sciences sociales et économiques, ni l’expression d’une volonté politique affirmée par des organisations à caractère idéologique, contrôlées ou non par d’autres diplômés de sciences sociales et politiques.

La responsabilité des diplômés que forme l’université, dans le fonctionnement de la société québécoise, apparaît donc assez diversifiée selon les disciplines scientifiques, mais peut-être le malaise ressenti de plus en plus vivement par certains universitaires et étudiants – qui ne sont pas encore corrompus par les privilèges avec lesquels on achète la conscience des “officiers du système” – se résume-t-il en dernière analyse par la même question que nous posions en titre de cet article : l’Université, à quoi ça sert ?

– à faire fonctionner la société, d’accord ; mais la société, à quoi ça sert ? quels sont les objectifs, les fins dernières, les projets collectifs, les valeurs et les idéaux de la collectivité québécoise ? Et qui, actuellement, définit, identifie, harmonise, catalyse, ces objectifs de la communauté nationale ou des différentes classes sociales et groupes socio-ethniques qui la constituent (sans perdre de vue, bien entendu, que ces objectifs ne peuvent être totalement indépendants des objectifs concurrents ou complémentaires, voire contradictoires ou antagonistes, des autres communautés nationales et continentales) ?

Au-delà du malaise ressenti individuellement par certains professeurs et étudiants, conscients du rôle qu’ils jouent dans le renforcement objectif d’une société (par renouvellement ou perfectionnement de ses “élites”) dont ils n’approuvent pas – en tant que citoyens – les orientations générales, c’est donc tout le problème de la responsabilité collective de l’institution universitaire qui est posé.

Même si l’on considère (ce qui est mon opinion personnelle) qu’il n’est pas du ressort spécifique de l’Université en tant que telle, de définir les orientations politico-idéologiques de la société, il est clair que tout au moins les sciences humaines et sociales ont une responsabilité particulière dans la mesure où leurs analyses théoriques peuvent renforcer ou au contraire contester certaines représentations mythiques, voire certaines mystifications ou certains systèmes de rationalisation et de justification sur lesquels se fonde notamment la légitimation de l’inégalité sociale, du pouvoir et de l’ordre social.

Sans pousser bien loin l’analyse de ce problème, rappelons par exemple tout d’abord que de nombreux universitaires ont contribué, sans doute pour renforcer leur pouvoir, à faire accréditer l’idée que les décisions politiques pouvaient de plus en plus être “rationalisées”, c’est à dire découler d’analyses purement scientifiques sans qu’aient à intervenir de débats ni d’options idéologiques. N’a-t-on pas même déjà prédit “la fin du siècle de l’idéologie” ? Quelle est la position collective du corps universitaire devant de telles prétentions, qui font de la compétence technique la seule source et la seule légitimation du pouvoir ?

Une autre mystification, complémentaire de celle-ci et tout aussi tenace, consiste à faire croire que les inégalités sociales dans la distribution de ce savoir et de ce savoir faire sont fondées sur des inégalités naturelles ou des aptitudes innées et que, par exemple, le diplôme ne fait que reconnaître et consacrer le talent bien exploité par l’effort personnel. S’il est vrai qu’à telle étape avancée de leur développement, les différents membres d’une collectivité ne présentent pas les mêmes chances de réussir dans telle ou telle voie, comment peut-on en inférer qu’ils n’ont pas eu à la naissance les mêmes capacités et comment, au nom de quelle conception de l’homme, peut-on supporter une telle inefficacité et une telle injustice dans l’exploitation des ressources humaines ?

 

Jacques Jenny

professeur invité à l’Université de Montréal (département de sociologie) d’août 1967 à août 1969

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[i] Mais peut-être est-ce un des objectifs de la Commission d’études conjointes du Conseil et de l’Assemblée Universitaire, créée récemment pour étudier le rôle et la place de l’Université dans notre société ?

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