des Maisons de Jeunes : pour quoi et comment ?

Article publié dans la Revue “Équipement pour la jeunesse, les sports; les loisirs”, n° hors-série, mars 1966 : Implanter, construire, aménager, équiper, financer, les maisons des jeunes et de la culture, pages 74-79.

 

DES  MAISONS

DE  JEUNES :

POUR  QUOI  FAIRE

ET  COMMENT

LES  FAIRE ?

 

En 1960-1961, je publiais les résultats de deux “enquêtes d’exploration sur les comportements, besoins et aspirations des adolescents et jeunes adultes et sur les conceptions de leurs parents en matière d’équipement socio-culturel” [1]

Depuis, ni les nouvelles études consacrées à ces problèmes [2], ni les nouvelles recherches plus théoriques sur le processus de “maturation sociale” des adolescents [3], ni les multiples faits bruts de la vie sociale – en milieu urbain résidentiel – dont j’ai été soit acteur soit témoin direct ou indirect, ne me permettent encore de préciser, nuancer ou infirmer les conclusions provisoires de ces premiers travaux. Tout au plus ces conclusions y trouvent-elles un début de confirmation, pas assez rigoureux et systématique néanmoins pour en faire le support d’une doctrine générale dans ce domaine relativement nouveau de l’ “action culturelle” sous financement public. Je me bornerai donc ici à reproduire de larges extraits d’un texte publié en 1962 [4], qui avait d’ailleurs déjà fait auparavant l’objet de nombreuses communications orales et de discussions, tant auprès d’organismes publics, semi-publics ou privés que de mouvements et institutions de jeunesse les plus divers [5].

 

Mais il m’apparaît nécessaire au préalable, pour dissiper toute équivoque, de définir le rôle des spécialistes des sciences sociales (aux différents niveaux de la recherche théorique fondamentale, de la recherche dite orientée et des études d’application ou de contrôle) par rapport aux hommes et groupements de décision à tous les niveaux (du niveau national et ministériel au niveau communal et municipal) et par rapport aux hommes et groupements d’action (du niveau national ou fédéral des “permanents” au niveau local des “militants” ou des “animateurs” de base).

En effet, après avoir plus ou moins dénigré l’intervention des sciences sociales dans ce domaine de la vie publique réputé incontrôlable, ou négligé de faire appel à elles, on aurait maintenant tendance à faire de ce qu’on appelle confusément I’ “enquête sociologique” la panacée distributrice de solutions toutes faites, de recettes infaillibles, d’orientations soi-disant impartiales. Certes, on peut espérer pouvoir introduire plus de rationalité d’abord dans l’information et la connaissance des problèmes, ensuite dans les mécanismes de décision aux stades de la conception et de l’exécution ; mais il faut prendre clairement conscience au départ que toute connaissance, même scientifique, est plus ou moins sélective et déformante et que, a fortiori, toute décision implique des jugements de valeur, dont il serait vain, naïf ou hypocrite de ne pas reconnaître la dimension idéologique intimement mêlée à la dimension technique. Il s’ensuit que les tâches de tout chercheur doivent être nettement définies : d’une part, réduire au maximum les effets «prismatiques» dans la représentation que chacun se fait de la réalité sociale, avec obligation impérative de soumettre ses propres analyses et interprétations au contrôle du public le plus large possible, et d’autre part, expliciter, révéler ou dévoiler les fondements idéologiques des options même les plus apparemment «neutres», afin que les décisions puissent être prises dans la clarté, et se refuser à cautionner – sauf à titre strictement privé et extra professionnel – toute orientation qui n’aurait pas l’agrément de l’unanimité.

Le rappel de ces préventions contre une éventuelle utilisation des sciences sociales au profit de décisions qui ne sont pas toujours prises selon les règles du jeu démocratique (et qui ne sont même pas toujours précédées des consultations nécessaires) peut paraître superflu. En fait, il m’est inspiré par une expérience généralement décevante des relations que de nombreux sociologues et psycho-sociologues ont eu récemment l’occasion d’établir avec ceux que l’on qualifie parfois d’ «utilisateurs de la recherche». Ces difficultés de communication et de coopération entre chercheurs, planificateurs et acteurs du développement culturel, ainsi que les difficultés de communication et de coopération entre ceux-ci et le grand public, ont été fort bien exprimées au récent «colloque de Bourges» ayant pour thème «Recherche scientifique et développement culturel», au cours duquel des critiques, parfois justifiées, n’ont pas été épargnées non plus aux chercheurs. Je n’y reviendrai donc pas et me contenterai d’inviter le lecteur à prendre connaissance des communications et débats de ce colloque, par ailleurs fort instructif pour l’étude des problèmes concernant les équipements socio-culturels [6].

 

Un plan de recherche et d’expérimentation

Je voudrais seulement exprimer mon regret que la mise en place (certes lente et progressive mais néanmoins amorcée de façon irréversible) d’un dispositif quasi institutionnel (puisque régi par les lois-programmes de 1961 et 1965) d’équipements dits socio-éducatifs et socioculturels n’ait pas été précédée ou à tout le moins accompagnée d’un vaste programme de recherches dites «orientées», c’est-à-dire à un niveau intermédiaire entre la recherche théorique fondamentale et les études d’application proprement dites ou de contrôle des résultats. De telles recherches auraient dû et pu porter principalement, en prolongement des rares enquêtes d’exploration réalisées ici ou là, sur les nouveaux modes de relations sociales suscités par les équipements correspondants déjà existants, sur les représentations, les attitudes et les motivations, les désirs, les attentes et les projets des jeunes et des adultes qui en forment le public actuel et potentiel, sur les types et niveaux de participation et les motifs de non-participation, sur les buts à court et à long terme et les méthodes d’animation de tels équipements, et sur les réactions des groupes, groupements et organismes oeuvrant dans le même domaine du développement social et culturel. Elles auraient même pu comporter éventuellement, comme je l’avais suggéré ainsi que certains collègues, un plan d’expérimentation cohérente, destiné d’une part à comparer les avantages et les inconvénients des diverses formules possibles de conception et d’implantation, d’organisation interne et de gestion, d’animation et de participation et d’autre part à distinguer les principes généraux et les variantes d’adaptation à tel ou tel contexte particulier.

Le coût financier de telles opérations de recherche, qu’on ne manquera pas d’invoquer, aurait été largement compensé par les économies d’une meilleure utilisation, efficacité et coordination des fonds et des énergies ; d’ailleurs qui n’est pas encore persuadé maintenant que la recherche est, avec la formation humaine, l’investissement finalement le plus rentable ?

Est-il normal, en effet, que l’on en soit encore, après l’inauguration de la six centième Maison des Jeunes et de la Culture, à s’interroger sur ce que peuvent et ce que doivent être de telles maisons et à ne disposer, pour répondre à cette question globale qui détermine toutes les autres, que d’études fragmentaires d’application ou de contrôle concernant ce qu’elles sont [7], ou encore que de préambules, généreux et nécessaires mais souvent trop abstraits, concernant les objectifs, ou encore que de projets architecturaux où le souci de l’esthétique fonctionnelle, certes indispensable, l’emporte fréquemment sur la définition d’un programme élaboré collectivement par des sociologues et des psychologues sociaux, des administrateurs, des animateurs et des groupements d’éducation populaire ?

Même si on n’approuve pas entièrement les méthodes scientifiques adoptées, on est obligé de reconnaître que les quelques Maisons de la Culture récemment créées ont, quant à elles, fait l’objet d’une observation et d’un contrôle, tant auprès des populations non participantes que des «publics» participants, beaucoup plus systématiques que les M.J.C. ou les «Centres Sociaux» par exemple ; aussi dispose-t-on maintenant des matériaux nécessaires à la critique des objectifs et des moyens de cette nouvelle institution. Serait-on tellement certain de la «réussite» des équipements socio-culturels qu’on n’éprouve pas le besoin de les soumettre à l’épreuve de l’observation scientifique, ou bien faut-il imaginer au contraire que certains organismes, mouvements ou institutions de jeunesse et d’éducation populaire ne tiennent pas à être connus publiquement tels qu’ils sont réellement ?

En conclusion de nos enquêtes d’exploration datant de 1957 et 1959, limitées elles aussi par le manque total de crédits, nous insistions sur la nécessité de poursuivre de telles recherches dans des situations d’équipement et d’animation socio-culturels, ainsi que dans des types d’unités résidentielles plus diversifiés que les seuls groupes d’habitations nouvelles soumis à notre investigation ; nous émettions également le vœu que les quelques recommandations pratiques formulées à titre d’ébauche de doctrine fussent discutées et expérimentées à tous les stades indissociables de la conception, de la réalisation et de l’animation. Il ne semble pas que ces suggestions aient été entendues ou approuvées. Il nous paraissait pourtant d’une importance primordiale que les premières réalisations socio-culturelles de la loi-programme de 1961 fussent couronnées de succès pour emporter l’adhésion sans réserve aussi bien des «forces vives» de la population appelées à collaborer à ce plan d’équipement, que des administrations publiques ou semi-publiques appelées à le financer. Il existait malheureusement assez d’exemples d’échecs ou de semi-échecs dans les trop rares expériences de culture populaire (par ex. sous-emploi ou inadéquation de certaines réalisations de prestige et carence de soutien à certaines réalisations moins spectaculaires mais plus efficaces) pour que l’on fût autorisé à craindre une systématisation prématurée – dans un domaine qui d’ailleurs ne se prête sans doute à aucune systématisation rigide.

Mais, quel est précisément le critère de réussite d’une «institution» ou d’un équipement socio-culturel ? Là est en effet la question centrale, liée aux problèmes soulevés par la définition des «besoins» et des «aspirations».

 

Buts et critères de réussite d’une action culturelle.

Disons tout d’abord qu’il y a plusieurs façons d’apprécier et de définir les besoins, surtout lorsqu’il s’agit – comme c’est le cas ici – de besoins nouveaux, complexes et en pleine évolution. On pourrait distinguer au moins :

– d’une part, les besoins “superficiels” et à court terme, tels qu’ils sont généralement exprimés sous forme de préoccupations (plus ou moins consciemment d’ailleurs) par les personnes intéressées (les jeunes du “tout venant” en l’occurrence) ou parfois même interprétés par les personnes ou groupes ayant pour rôle de satisfaire ces besoins (des parents, des éducateurs, des mouvements de jeunesse, des “institutions”, des pouvoirs publics…) ;

– d’autre part, les besoins “profonds” et à long terme, souvent mal formulés sinon sous forme d’aspirations diffuses : c’est la satisfaction de ces besoins là qui conditionne finalement le bonheur des personnes et le progrès des sociétés, parfois même en contradiction avec les besoins ressentis consciemment, lesquels ne constituent que la “demande” immédiate.

 

Nous essaierons de porter un diagnostic synthétique sur ces deux catégories de besoins, en évitant à la fois un empirisme à courte vue qui consisterait uniquement à satisfaire des souhaits ou des revendications, et un dogmatisme qui consisterait à interpréter les besoins et les aspirations des jeunes uniquement en fonction d’idéologies ou de théories mal contrôlées par l’expérience.

 

Pour préciser notre pensée, nous pourrions opposer par exemple deux conceptions différentes de l’action culturelle, entre lesquelles il faut choisir sans équivoque, car elles supposent des réalisations de type contradictoire :

– ou bien on concevra les “institutions” et les équipements socio-culturels pour jeunes d’un point de vue négatif comme devant principalement leur fournir des distractions, remplir leurs “temps libres”, voire empêcher qu’ils ne forment des “bandes” antisociales, etc.

– ou bien on aura pour ambition la formation équilibrée des hommes et des femmes de demain dans le respect de leurs aspirations les plus positives à un monde juste et fraternel.

 

Dans le premier cas, il s’agit d’un réflexe de défense (provoqué en partie par les agissements des “blousons noirs”) amenant la société à se protéger contre les menaces de sa propre jeunesse en la distrayant pour finalement mieux l’absorber, mieux l’intégrer dans les cadres existants. Le succès d’une action culturelle ainsi conçue est alors perceptible dès les premières années et peut se mesurer par l’absence de conduites délinquantielles ou par la qualité apparente des activités de loisirs ou par le nombre des “usagers”.

 

Dans le second cas, un esprit d’aventure et de progrès n’hésitant pas à engager le potentiel révolutionnaire des jeunes au profit de leur propre épanouissement et du renouvellement harmonieux de la société (maturation sociale n’étant pas synonyme d’intégration sociale). On ne pourra alors émettre de jugement définitif sur une action culturelle de cette envergure avant le délai nécessaire à la formation des nouvelles générations, c’est-à-dire environ une dizaine d’années – lorsque la grande masse des adolescents nés après guerre auront 25-30 ans et seront engagés dans la vie familiale, professionnelle et civique. Il sera cependant possible de porter des pronostics à moyen terme sur l’orientation initiale donnée à cette action culturelle, mais les critères en seront nécessairement moins rigoureux, par exemple : degré de participation et prises de conscience de leurs responsabilités par le plus grand nombre. Les résultats déjà acquis dans quelques réalisations-pilotes analogues, françaises ou étrangères (à condition d’être prudent dans les comparaisons) pourraient servir utilement à cette prévision.

Si nous penchons personnellement pour cette seconde conception, ce n’est pas tant en vertu d’attitudes idéologiques ou d’opinions politiques – dont nous faisons abstraction ici – qu’en vertu d’un examen objectif et approfondi des aspirations des jeunes – qu’il nous paraîtrait dommage de décevoir au profit de leurs préoccupations plus immédiates. Mais il ne faudrait pas pour autant sacrifier la satisfaction des besoins, correspondant à ces préoccupations : les éducateurs savent bien au contraire qu’il faut chercher à les sublimer et à résoudre les contradictions apparentes ou réelles entre ces deux modèles d’action éducative et culturelle.

 

Mesures préalables : l’information du public.

Avant de préciser davantage quelles pourraient être les modalités pratiques susceptibles de favoriser la maturation sociale des jeunes – dans le cadre d’ “institutions” ou d’équipements fonctionnant pendant leurs “temps libres” – il n’est pas superflu de rappeler un certain nombre de mesures préalables sans lesquelles toute action socio-éducative et socio-culturelle se heurterait à des difficultés parfois insurmontables.

Parmi ces mesures, nous ne citerons ici que la nécessité d’une information objective des publics populaires, jeunes et adultes (parents et éducateurs), sur les possibilités concrètes qui s’offrent à eux concernant la création d’ “institutions” et d’équipements socio-culturels. Nous avons en effet constaté un niveau d’information dans ce domaine d’autant plus faible que le niveau d’instruction ou, plus exactement, le niveau de culture, était moins élevé.

Or, si l’on veut que le milieu populaire non seulement bénéficie de ces “institutions” mais surtout y participe activement et même en prenne l’initiative, encore faut-il le préparer à cette action culturelle collective pour laquelle – il faut le reconnaître – aucun effort n’a encore été consenti à la mesure des besoins.

 

Tel pourrait être l’objectif d’une première phase de l’action à entreprendre, en rapport étroit avec la poursuite des recherches fondamentales et appliquées : porter à la connaissance du grand public – par tous les moyens de diffusion de masse à notre disposition – non seulement l’énoncé objectif des problèmes de la jeunesse (ce que ne fait pas la publicité commerciale, de faits divers et d’histoires romancées), mais encore l’éventail des solutions possibles dans les divers secteurs de la vie sociale (famille, travail, école, loisirs, vacances, “mass media”, action civique, etc.). En particulier, une large vulgarisation objective et vivante des expériences tentées en France ou à l’étranger permettrait d’accoutumer l’ensemble de la population à des formes nouvelles d’équipements socio-culturels dont on ignore encore jusqu’à l’existence.

Comme nous avons pu le constater; l’élévation du niveau d’information provoque, d’une part, une meilleure expression des besoins par les intéressés eux-mêmes et par les organisations qui les représentent, d’autre part, une prise de conscience plus claire par certaines de leurs responsabilités et de leurs vocations éducatives et culturelles.

Le climat ainsi créé sur une vaste échelle serait alors propice à l’éclosion dans toutes les couches de population d’un type nouveau de “militants culturels”, éducateurs au sens plein du mot, à la formation desquels il faudra consacrer le temps et l’argent nécessaires (qu’ils restent des bénévoles ou qu’ils deviennent des “permanents”).

C’est à ce prix seulement que le peuple adhérera collectivement à l’action culturelle qu’on entend promouvoir et, ce qui est encore mieux, qu’il agira lui-même pour cette promotion qui est la sienne.

 

Modèle général d’équipement et d’animation en réponse aux besoins et aspirations.

Si l’on veut bien supposer que ces conditions préalables seront remplies, nous pouvons maintenant présenter un modèle concret d’animation et d’équipement socio-culturels correspondant aux besoins et aux aspirations des jeunes. Il ne peut s’agir évidemment que d’un schéma général, à adapter à chaque situation particulière, comme en témoignent par exemple notre étude comparative de trois cités nouvelles ou l’étude comparative de deux M.J.C. de Paris, faite par la C.I.N.A.M.

Nous avons néanmoins pensé utile de formuler brièvement ici ce qui peut être considéré comme une idée directrice, une hypothèse générale, voire une ébauche de doctrine, à discuter et à expérimenter à tous les stades indissociables de la conception, de la réalisation et de l’animation.

 

Cette idée directrice pourrait être ainsi résumée :

 

1°) On constate un phénomène quasi généra! (à 80 % dans les cités nouvelles étudiées par nous) de regroupement spontané des adolescents et jeunes en “petits groupes de camaraderie” (appelés par eux la “bande de copains”). Ce phénomène n’est certes pas entièrement nouveau, mais l’évolution rapide des structures sociales lui confère actuellement une ampleur inconnue jusque-là et une fonction irremplaçable dans la maturation des jeunes. C’est en quelque sorte le cadre socio-affectif que les jeunes se récréent en remplacement ou en complément de la famille devenue insuffisante et en l’absence d’autres cadres de soutien avant les groupes d’adultes. Il n’est qu’à analyser les caractéristiques morphologiques de ces groupes spontanés et les motivations par lesquelles les jeunes expriment leur attachement à la vie du groupe, pour s’en convaincre.

– a) En effet, ce qui caractérise le mieux ces petits groupes informels (à ne pas confondre, bien qu’ayant certains points communs, ni avec les groupements organisés de jeunes, ni avec les rares bandes “qui se font remarquer” – pathologiques ou non), c’est l’homogénéité de leurs membres, surtout si l’on considère le noyau des cinq ou six jeunes qui sont en rapport plus étroit les uns avec les autres :

– homogénéité de sexe : les groupes de filles sont d’ailleurs plus rares et moins structurés et semblent dépendre de groupes de garçons ;

– homogénéité d’âge : les écarts dépassent rarement deux ou trois ans dons les petits groupes ;

– homogénéité de milieu social : aussi bien, et peut-être même davantage, de milieu d’orientation (selon le genre d’écoles fréquentées ou le genre d’activité professionnelle) que de milieu d’origine (selon la catégorie socio-professionnelle des parents).

– b) Les jeunes expliquent eux-mêmes les raisons de leur participation spontanée à ces groupes par trois sortes de besoins, liés à des préoccupations propres à leur âge, ou à des préoccupations plus fondamentales de tout être humain :

– pour ceux, plus rares qu’on ne le pense, qui ont beaucoup de “temps libre” à employer, c’est le besoin de loisirs récréatifs en commun, mais l’expression même de ce besoin sous une forme collective montre bien que l’activité de loisir leur apparaît secondaire par rapport à sa modalité sociale ;

– plus généralement, en effet, c’est le besoin de créer une ambiance “sympathique”, ou d’en jouir, qui pousse les jeunes à se grouper par affinité et à rechercher la chaleur affective des contacts sociaux que ne suffisent pas à assurer les autres groupes auxquels ils participent (famille, école, entreprise, voire club ou mouvement de jeunesse, etc.) ;

– enfin, on comprend mieux pourquoi cette ambiance ne peut être créée (en l’absence de véritables “éducateurs'”) qu’entre jeunes, et entre jeunes de même “rang”, lorsqu’ils précisent eux-mêmes leur besoin d’échanger leurs préoccupations, discuter de leurs problèmes. Ce besoin ne peut être satisfait qu’avec des interlocuteurs compréhensifs et connaissant intimement ces problèmes. Or, les parents eux-mêmes, tout en constatant chez leurs enfants cette tendance à la discussion, la qualifient souvent de stérile et ne semblent pas prendre conscience de sa nécessité ni de sa signification profonde (alors qu’ils reconnaissent volontiers les deux besoins de récréation et de socialisation et qu’ils ajoutent ceux de formation physique, intellectuelle, culturelle et morale).

 

2°) Mais ces petits groupes spontanés ont leurs limites, du fait même qu’ils sont homogènes et repliés sur eux-mêmes, et les parents comme certains jeunes en prennent conscience. L’ennui, l’oisiveté, voire la désagrégation ou au contraire le durcissement de la structure du groupe guettent les adolescents qui s’y confinent, avec tous les risques que cela comporte.

Aussi un nombre appréciable de jeunes souhaitent-ils un rapprochement général de tous les jeunes de l’unité résidentielle, au sein d’une “institution” dont ils n’entrevoient guère le genre, étant très mal informés des possibilités existantes Mais, s’ils attendent de ce rapprochement l’amorce d’une amitié fraternelle à laquelle ils aspirent profondément, ils s’avouent généralement incapables par eux-mêmes de faire tomber les barrières sociales qui les divisent (et qui divisent encore davantage les adultes, chez lesquels les clivages politiques sont déterminants), et de tenter une expérience au-dessus de leurs propres moyens.

 

3°) Tel pourrait être alors le rôle capital des éducateurs ou militants culturels dans la phase délicate du “démarrage” d’une institution :

– aider les jeunes d’un quartier ou d’une cité, isolés, en bandes spontanées et en groupements organisés, à se rencontrer en vue d’une action commune, catalyser les énergies aussi bien des adultes que des jeunes, des organismes publics que des associations privées, imposer l’union de toutes les bonnes volontés au-dessus des querelles partisanes dans le respect et la tolérance des opinions de chacun ;

– puis, dans la phase de fonctionnement : aider les adolescents à dépasser progressivement le stade de leurs petites bandes homogènes et fermées (qui correspondent à leurs préoccupations transitoires et à leur statut indéfini entre l’enfance et l’âge adulte) pour atteindre le stade des relations sociales sélectives (qui correspondent à leurs aspirations les plus altruistes et sont la condition préalable à toute liberté de choix et d’engagement adulte). Autrement dit, aider les jeunes dans leur processus de maturation sociale, et ce rôle sera d’autant plus nécessaire que l’on s’oriente vers un brassage croissant des milieux socio-culturels à l’école, sur les lieux de travail, dans les quartiers et dans les loisirs ; en effet, les classes sociales perdent de leurs fonctions éducatives traditionnelles, mais rien encore n’est venu les remplacer et les jeunes sont les premiers à souffrir de ce vide.

 

4°) Enfin, pour faciliter cette action socio-éducative et socio-culturelle des animateurs et favoriser la participation massive et active des jeunes de toutes catégories, on peut concevoir un modèle d’équipement à trois niveaux complémentaires, qui rejoint d’ailleurs en partie les propositions faites par les services ministériels et les organismes intéressés, sans négliger pour autant la création de groupements éducatifs pour enfants et préadolescents et de groupements sportifs pour adolescents et “jeunes-adultes” (qui sortent du cadre de la présente note) :

– a) Au niveau de chaque “unité élémentaire de voisinage” de 50 à 100 logements, réserver un espace de jeux (par exemple de la dimension d’un terrain de volley-ball) et une petite salle (par exemple de quoi jouer au ping-pong) pour préadolescents et adolescents de treize à dix-huit ans environ, qui seraient le “coin des jeunes”, à leur usage exclusif et sans intervention éducative systématique. Prendre cependant la précaution de disposer ces aménagements, qui seraient à considérer comme le prolongement immédiat des logements familiaux, sous le “contrôle social” diffus du voisinage, afin d’éviter les dangers d’activités “clandestines” (caves, terrains vagues, etc.), redoutés à tort ou à raison par les parents.

– b) Au niveau de chaque “petit quartier” de 500 à 1000 logements, construire un “foyer des jeunes” ou tout au moins en réserver l’emplacement, si possible près des centres animés du quartier (centre commercial, groupe scolaire, terrains de sports, passage forcé, arrêt d’autobus, etc.). C’est le niveau d’équipement le plus important (bien que tous les niveaux soient également nécessaires), mais aussi le plus difficile à réussir si l’on veut à la fois y attirer le plus grand nombre de jeunes et les intéresser à des activités spécifiquement éducatives et culturelles (au sens large que nous donnons à ces qualificatifs).

C’est à ce niveau surtout que doivent être résolues toutes les contradictions inhérentes à la situation transitoire du “jeune” de quinze à vingt et un ans, par exemple :

– besoin de spontanéité, supposant l’homogénéité et l’inorganisation des relations sociales, et désir d’efficacité supposant l’élargissement des contacts dans des groupements organisés et hétérogènes, composés d’éléments complémentaires ;

– besoin de discuter de problèmes communs pour résoudre ses difficultés personnelles et désir de confronter ses opinions et sa mentalité à celles d’autres catégories de jeunes ;

– besoin de jeux récréatifs et désir d’éprouver ses nouvelles capacités dans une action utile ;

– multiplicité des centres d’intérêt, condition d’une véritable “culture générale”, et nécessité de faire des choix pour trouver une satisfaction dans l’apprentissage de quelques spécialités, etc.

 

La conception de ces “foyers des jeunes” variera nécessairement selon les quartiers, leur implantation par rapport aux pôles attractifs de la ville, le niveau socio-économique et socio-culturel de leur population :

– dans certains milieux pathogènes, ce sera l’équivalent d’un “club de prévention” avec la présence permanente d’éducateurs spécialisés ;

– dans d’autres quartiers, ce sera un foyer très ouvert dont la fonction essentielle sera comparable à la fonction sociale positive des cafés qu’on supprime ou qu’on ne crée plus : offrir un cadre attrayant plein de I’ “ambiance” recherchée et donnant une impression de liberté et de vie plutôt que d’efficacité et de discipline” ;

– dans d’autres enfin, on s’approchera de la fonction spécifiquement formatrice du centre culturel, si tel est le souhait de l’ensemble des participants.

 

De même, le style d’animation éducative variera selon les degrés de maturation affective et sociale des participants, mais devra tendre à réaliser un climat de “compréhension empathique”, tenant largement compte de la structure des groupes spontanés de jeunes ; c’est-à-dire que, dans tous les cas, on devra favoriser la prise en charge directe de l’animation et de la gestion de ces équipements – qui devront être conçus en conséquence à la mesure des possibilités de participation des jeunes. La présence éducative d’adultes, ou de préférence de “jeunes-adultes”, à l’esprit militant désintéressé, y est certes nécessaire, mais devra s’exercer discrètement et avec le souci constant de susciter l’initiative de tous, d’éveiller leur curiosité et de les renseigner sur les activités de loisir ou de formation complémentaires dont ils auront compris la nécessité.

 

II y a certes place pour un éducateur permanent par quartier, mais en attendant que ce vœu puisse devenir une réalité, on fera confiance à des animateurs bénévoles en leur facilitant au maximum les tâches administratives et en leur assurant des stages de formation.

 

Un autre souci devant être d’assurer le renouvellement constant des participants par l’arrivée des plus jeunes, il ne faudra pas trop structurer l’ “institution” à ce niveau, qui est essentiellement conçue comme une “période d’essai”, un “lieu de passage” et une “antenne” de l’institution centrale.

 

– c) Cette institution centrale, et les équipements correspondants, ne doivent pas être non plus un cadre vide et mort, mais bien un “foyer culturel”, assez vivant et assez tolérant pour exercer sur tous, jeunes et adultes, un puissant pouvoir d’attraction. Nous le verrions situé ou cœur de la “cité”, commune, secteur ou grand ensemble, d’environ 5 à 10000 logements, à la charnière des espaces animés (centres commerciaux, administratifs et culturels principaux, etc.) et des espaces de calme et de verdure (jardins publics ou stades, piscines, etc.).

Ce peut être par exemple le siège central d’une maison des jeunes et de la culture, rayonnant sur les petits foyers de quartier, ou toute outre institution de ce genre ouverte à tous à partir de 18 ans [8]. Ce foyer culturel aurait pour mission de susciter et de favoriser l’expression et la création populaires autant que de diffuser les œuvres culturelles, et ceci dans tous les domaines (scientifiques, philosophiques et civiques aussi bien qu’artistiques). Ses buts rejoindraient ainsi ceux d’une Maison de la Culture.

 

Il serait donc le lieu de rencontre par excellence de toutes sortes de clubs et associations dites d’éducation populaire (en liaison avec les clubs sportifs) mais tendrait également à faire cohabiter à part égale toutes les familles spirituelles oeuvrant pour le bien commun de la cité (partis, mouvements, syndicats, comités de défense, etc.).

 

La structure même d’une telle institution, véritable émanation de la population locale, exige évidemment un exercice difficile de l’autogestion dans la tolérance et le respect des minorités. Elle suppose également l’intervention de moniteurs spécialisés, impartiaux comme peuvent l’être des éducateurs laïques, avec la libre adhésion des participants.

 

S’il est certain qu’un tel objectif paraît difficilement réalisable dans le cadre actuel de structures sociales vieillies et artificiellement cloisonnées, il n’en faut pas moins préparer dès maintenant l’infrastructure qui permettra aux nouvelles générations de réussir là où leurs aînés ont échoué.

C’est toute la chance que nous leur souhaitons.

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Note complémentaire.

 

Le présent article laisse bien d’autres problèmes en suspens, que nous ne pouvons débattre ici. Signalons seulement l’existence de quelques-uns :

– a) problème de la séparation et du mélange des âges aux différents niveaux des équipements socio-culturels :

on a vu que nous proposions un enchaînement de types d’équipements différents, destinés à des tranches d’âge différentes, mais avec chevauchement des âges de l’un à l’autre. Il ne nous paraît pas souhaitable de mélanger les jeunes et les adultes avant dix-huit ans, sinon par la présence de quelques “jeunes-adultes” ou adultes jeunes dans les “foyers des jeunes”, en tant que conseillers discrets mais non en tant que participants. Evidemment, toute liberté serait laissée à chacun de passer d’un niveau à un autre selon la progression de sa maturation personnelle ;

– b) problème de la séparation ou du mélange des sexes :

problème certes délicat, mais dont on ne conçoit pas d’autre solution que dans la “mixité surveillée” (de l’aveu même des jeunes, comme de leurs parents), accompagnée d’une “éducation sexuelle” intelligente. C’est pendant la période de la maturation affective, surtout entre 15 et 18 ans, que les éducateurs ont le plus grand rôle à jouer en ce domaine, en complément de l’éducation familiale qui reste la base indispensable ;

– c) problème de la séparation ou du mélange des catégories sociales de jeunes (essentiellement jeunes ouvriers et apprentis d’une part et étudiants d’autre part).

Ce problème en restera un, malgré tous les vœux pieux, tant que subsisteront les “inégalités de chances” des jeunes devant l’avenir. Il ne trouvera donc de solution satisfaisante que dans une profonde réforme des structures sociales et économiques de la société française et dans un dosage harmonieux des différentes strates de la population au sein des unités résidentielles.

 

Si les barrières de classes ne sont pas sensibles dans les activités physiques, où les chances sont égales dans la compétition, elles sont des obstacles sérieux pour toute activité à caractère intellectuel ou culturel, où le langage est le principal moyen de communication. Or, il ne peut être question de dédoubler les activités au sein d’une même institution et on risque fort de constater une ségrégation de fait.

 

Un dialogue fécond ne peut s’instaurer entre ces deux catégories de jeunes que si les animateurs se tiennent aussi éloignés d’une attitude ouvriériste que d’une attitude paternaliste, ce qui constitue un équilibre instable difficile à réaliser et, comme tout équilibre, en perpétuel changement. On évitera en particulier de considérer les étudiants comme des “moniteurs culturels” tout désignés et on facilitera la compréhension mutuelle en donnant aux activités et aux discussions dites culturelles un contenu et un style tout différents de ceux propres à l’enseignement traditionnel.

 

Jacques JENNY, chercheur en sociologie,

Centre National de la Recherche Scientifique

 


[1] – Famille el Habitation. Tome II : “Un essai d’observation expérimentale” – P.H. CHOMBART de LAUWE et divers – Editions du C.N.R.S., 1960, en particulier le chapitre XI : “le jeune hors de sa famille et dans la cité”, réédité dans “Le groupe familial” (revue publiée par l’Ecole des Parents et des Educateurs) n° 6, janvier 1960. pp. 13 à 21.

– “Problèmes psycho-sociologiques concernant les équipements socioculturels pour les jeunes, dans les nouveaux groupes d’habitation” – J. JENNY, Cahiers du Centre d’Etudes des Groupes Sociaux, 1961 – Réédité par Education et Vie Sociale (Association des anciens stagiaires d’éducation populaire du Haut Commissariat à la jeunesse et aux sports) sous le titre : “Les équipements socio-culturels pour les jeunes”.

[2] – Etudes pas tellement rares mais beaucoup trop dispersées, fragmentaires, descriptives ou subjectives, et presque exclusivement centrées sur le thème à la mode de I’ “organisation des loisirs des jeunes”, qui n’est en fait qu’un des aspects du problème – On trouvera l”essentiel des références bibliographiques dans le “Guide documentaire, II, 1959 – 1961 : Les sciences sociales et l’organisation du loisir – J. DUMAZEDIER et C. GUINCHAT. Editions Cujas, 1965.

[3] – Recherches effectuées au Groupe d’Ethnologie Sociale, dans le cadre du C.N.R.S. (Centre National de la Recherche Scientifique) et avec le concours financier de la D.G.R.S.T. (Délégation Générale à la Recherche Scientifique et Technique). Parmi les diverses publications qui ont précédé la recherche empirique actuellement en cours, nous ne citerons qu’un article bibliographique : La maturation sociale, thème de recherche psycho-sociologique appliquée à l’élude de la jeunesse”. – J. JENNY – Revue Française de Sociologie, 1962. III – 2.

[4] – “Contribution à la définition des besoins et des aspirations des jeunes” de 13 à 25 ans auxquels doivent répondre les “institutions” et les équipements socioculturels – J.JENNY – Le groupe familial. avril juillet 1962, n° 15-16.

[5] – Notamment en 1961, au groupe de travail sur l’action culturelle de la “Commission de l’équipement culturel et du patrimoine artistique” du Commissariat général au Plan d’équipement et de la productivité (commission qui a émis des recommandations pour l’élaboration du quatrième Plan de développement économique el social), et au stage international sur “la place des jeunes dans les cités nouvelles”, organisé à Londres par le Conseil de l’Europe (Accord partiel – sous-comité de la jeunesse).

[6] – «L’expansion de la recherche scientifique» (revue de l’association d’étude pour l’expansion de la recherche scientifique), n° 21, décembre 1964 : «Des chiffres pour la culture», n° 22, avril-mai 1965 : «Le colloque de Bourges».

[7] – Ce n’est pas la qualité intrinsèque de ces études qui est en cause, comme en témoigne par exemple le compte rendu publié dans cette revue, de l’enquête fort intéressante et instructive de J.P. IMHOF sur deux Maisons des Jeunes et de la Culture de Paris : c’est le manque d’envergure et de coordination des projets de recherches, lié à leur caractère trop descriptif et trop appliqué – ne permettant pas la contestation – qu’imposent généralement les bailleurs de fonds.

[8] – Le “foyer des jeunes” du quartier centra! ne serait pas, à notre avis, étroitement inclus dans cet équipement spécifiquement culturel, mais y serait rattaché de la même façon que les autres foyers de quartiers.

Une réponse à to “des Maisons de Jeunes : pour quoi et comment ?”

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